16 janv. 2014

La vierge noire

Après notre mariage, tandis que nous décidons que notre voyage de noce se fera en allant chercher notre enfant (même si on ne sait pas trop quand), nous prenons quelques jours de vacances, et partons près de Montpellier prendre un repos bien mérité.
Parenthèse dans notre quotidien, changement d'air, déconnexion totale.

Enfin, quand je dis totale, personne n'y croit un seul instant, mais on fait comme si.

Des copains, déjà parents, nous ont donné quelques conseils :
- Profitez-en ! Mais alors, profitez-en bien !
Pas besoin de ce genre de conseils pour enfiler les grasses matinées, les restos en amoureux, les interminables balades sur la plage, les gaufres pleines de chantilly (trois d'affilée), les couchers à pas d'heure...
Les vraies vacances, quoi.

Nous retrouvons là-bas deux couples d'amis et leurs enfants. L'un des couples, qui connaît particulièrement bien la région, décide de nous faire découvrir une propriété camarguaise typique, avec une table d'hôte succulente, près des Saintes-Maries-de-la-mer : Le mas du juge (prononcez lou mass dou jouge).
Déjà, moi, les mots à consonances bizarres comme ça, ça m'énerve, et me voilà à répéter en enfilade « lou mass dou jouge, lou mass dou jouge, lou masse dou jouge ! »
Julien se bidonne.
L'autre couple d'amis se marre aussi.
Mais les copains qui nous l'ont fait découvrir sont très sérieux :
- Arrêtez un peu ! C'est un super endroit !
- Lou mass dou jouge !
- Marie...
- Bon ! (Lou mass dou jouge... )
Et le soir même, nous voilà à faire un fabuleux dîner, dans une chaude ambiance bien arrosée, à rire et à chanter, surtout quand arrive l'addition. Dans l'euphorie, nous n'avons pas bien bien regardé la carte... Parce que lou mass dou jouge, c'est pas un tripot à trois sous...
Mais bon, nous sommes en vacances, profitons !

Et pour savourer encore plus, nous nous inscrivons pour une balade à cheval dans la propriété.
Nous voilà, le lendemain, les trois hommes, deux des enfants et moi embringués dans une visite équestre du domaine, avec quelques autres touristes.
Moi, ça ne me dérange pas, j'ai commencé à monter à cheval à l'âge de sept ans. Et d'ailleurs, le gardian qui nous mène ne s'y trompe pas en me donnant un cheval qu'il faut bien cadrer, paraît-il.
- Et attention, s'il n'est pas suffisamment mis en avant, il recule.
- Ah ? V'là autre chose !
Je commence à me marrer. D'autant que Julien en est à sa troisième visite aux toilettes.
Michel monte un petit cheval nerveux.  Mais pas autant que lui, raide comme la justice, visage défait, jambes et mains serrées sur les rênes raccourcies à bloc.
Vincent monte un cheval calme, mais immense.
On a donné à Julien un cheval qui ne sait pas s'arrêter autrement qu'en rentrant dans les autres.
On n'est pas partis que j'ai déjà un fou rire.
- C'est nerveux, me dit Vincent. Tu ris pour masquer ta peur. Tu as peur, hein, tu as peur... Parce que si toi, qui es une cavalière, tu as peur, ça veut dire qu'il y a de vraies raisons d'avoir peur.
- Mais non, non, franchement, je n'ai pas peur. J'ai juste envie de rire quand je vois notre équipée sauvage.

Vincent n'est pas convaincu, et tandis que Julien tente d'amadouer son cheval en lui murmurant des paroles apaisantes, celui de Michel, furieux d'être contraint, lui décoche un magistral coup de cul. Le Michel fait un vol plané sous les hurlements de sa femme, de sa fille, et les yeux agrandis d'effroi de Vincent et Julien.
Et nous n'avons pas encore commencé la balade.

Malgré toutes les paroles de réconfort et les conseils (« je vous assure, jamais ce cheval n'a fait ça ! Il faut vous décontracter, et vous verrez, ça ira tout seul !»), Michel, dont le teint a viré au violet, refuse de remonter.
Julien me demande de tenir son cheval pour retourner aux toilettes.
Vincent se demande si c'est bien sérieux d'associer sa fille à cette croisade. Et d'ailleurs, si c'est bien sérieux tout court de faire cette promenade.
Mais le gardian qui a remis de l'ordre dans le groupe démarre, et les chevaux suivent sans réfléchir...
Sauf le mien qui part en marche arrière.
Trente ans d'équitation : Jamais vu ça.
- Hep ! Hep ! Monsieur, je fais quoi, là ? Hurle-je entre deux hoquets de rire. Je ne vais pas faire la balade dans l'autre sens !
Vincent et Julien relaient l'information au gardian qui fait demi-tour et vient donner un coup de cravache à mon cheval, qui démarre en trombe pour rejoindre les autres.
Le fou-rire ne me lâche plus !
Vincent et Julien me lancent des regards inquiets.

Mais la file prend le rythme, tranquille. Tout semble apaisé. Les chevaux se suivent. J'entends Julien qui continue à murmurer à l'oreille de son cheval et Vincent qui donne des conseils de sécurité à sa fille.
Nous suivons un chemin étroit entre deux ornières remplies d'eau, quand le gardian stoppe son cheval et demande l'arrêt. Tous s'arrêtent, sauf Julien dont le cheval n'aime pas ça, et qui double tout le monde d'un pas énergique.
Vincent lui crie de s'arrêter et appelle le gardian, qui a juste le temps de bloquer le cheval.
- Il ne faut pas le laisser doubler, monsieur, vous devez vous arrêter !
Julien le regarde, hébété. C'est pourtant pas faute d'avoir essayé !

Le meneur donne l'ordre de repartir. Tout le monde se met en marche, sauf moi, bien sûr, qui pars en marche arrière.
- Hep ! Hep ! Monsieur ! Je sais plus quoi faire, là !
Mais le gardian est loin et le vent souffle et disperse mes paroles. Alors j'ai une idée géniale : J'arrive à faire tourner mon cheval sur lui-même, et repars dans la bonne direction. Bon, je suis toujours en marche arrière, mais au moins, je suis le groupe.
C'est si on part au trot que j'ai du mouron à me faire. Mais on n'en est pas là.
J'appelle Vincent, qui est le plus proche de moi :
- Tu pourrais essayer de joindre le gardian, parce que j'en ai un peu marre, là !
Vincent se retourne et nous découvre de dos, mon cheval et moi.
- Ben qu'est-ce que tu fais ?
- Rien, on a décidé de faire la balade à reculons.
Le gardian rapplique, remet mon cheval dans le droit chemin après une manœuvre un peu compliquée entre les bosquets, repart à fond de train arrêter le cheval de Julien qui prend la poudre d'escampette, puis nous repartons tant bien que mal.

Passant à proximité d'un magnifique troupeau de taureaux, notre meneur nous lance :
- On ne s'arrête pas, comme beaucoup d'entre vous sont un peu nerveux, ça risque d'agacer les taureaux qui sont quand même à moitié sauvages.
Grand silence dans la file. Plus personne ne parle. Ni ne respire, même. Les grosses bêtes noires nous toisent. Certaines soufflent par les naseaux, d'autres grattent le sol du pied. C'est pas rassurant-rassurant.
Mais nous ne pipons mot, les regardant du coin de l'oeil pour ne pas les provoquer, et, finalement, ça marche, puisque nous les dépassons sans encombre.
Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos peines.
Peu de temps après, le gardian fait arrêter les chevaux en groupe devant une grille.
- Alors là, dit-il en descendant de son cheval, il va falloir faire très attention.
- Hein, crie Vincent.
- On ne peut pas plutôt faire demi-tour, demande Julien, qui s'attend au pire ?
- Je vais ouvrir cet enclos dans lequel se trouvent de très jeunes poulains. Ce sont des étalons, ils sont curieux et joueurs, et peuvent se ruer sur nous pour jouer.
- Et..., demande Vincent dont la voix n'est qu'un soupir tremblotant.
- Ca peut provoquer la panique chez vos chevaux, et parfois même des bagarres, surtout avec les adultes mâles.
Ca tombe bien, justement, Julien, Vincent et moi, on monte des mâles !
- Mais c'est arrivé très rarement, surtout, ne vous inquiétez pas ! Ca va bien se passer.
- Notre père qui êtes aux cieux... entame Julien.
- Restez bien en file indienne derrière moi et ne laissez pas d'espace entre vous !
- Plus jamais, mais alors plus jamais, gronde Vincent.
- Et bonne chance, surtout ! Bredouille Julien.
Je mets tout mon courage à faire partir mon cheval en avant, et, je ne sais pas, l'énergie du désespoir, peut-être, il s'exécute.
Je me plaque dans la croupe du cheval de Vincent, quand je vois les jeunes chevaux s'approcher de nous. De terreur, Vincent se met à les invectiver en japonais (notez qu'il ne sait pas parler japonais) :
- Ayaa ! Yaaa ! Tcha tcha tcha ! Yaaa ! Yo ! Atcha yohoyo ! Watcha ya !
J'en peux plus, je hurle de rire, surtout devant la mine des poulains qui ont l'air de prendre très au sérieux le discours en japonais. Fort de sa tentative positive (et salvatrice), Vincent continue jusqu'à ce que nous soyons sortis du pré, et d'affaire.
Fier de lui, le gardian se retourne :
- Vous voyez, je vous l'avais dit, pas de problèmes !
N'empêche que si Vincent n'avait pas eu une réminiscence de Sankukaï, je ne donnais pas cher de notre peau.

Mais le mas (Lou mass dou jouge) est en vue. Plus qu'une longue piste et le calvaire est terminé.
- Je propose à ceux qui le veulent et s'en sentent capables de piquer un petit galop sur la piste jusqu'aux écuries, dit le gardian.
J'accepte, et avec deux autres cavalières, nous partons dans un galop énergique mais maîtrisé, le gardian restant pour contenir la velléité des chevaux restants à suivre les autres.
Quand soudain, une grosse galopade me fait me retourner. Vincent et Julien, ventre à terre, me rattrapent !
- Cool, les gars, leur hurle-je ! Finalement, vous vous êtes décidés ?
- Non, non ! A le temps de crier Julien, on est juste embarqués !
- A yyaa ! Watcha ! Yo ! Répond Vincent.

Au final, c'est la plus belle balade à cheval que j'ai faite de ma vie ! C'est simple, j'ai ri du début à la fin !
Vincent et Julien, moins !

Pour terminer la journée plus au calme, laissant nos amis à leurs vacances sportives, nous décidons de visiter un peu.
Aux Saintes-Maries-de-la-mer, il y a une église assez atypique. Non pas que je sois croyante, mais les églises, ce sont des lieux qui me calment. Ca va nous faire du bien après les émotions de la matinée.
L'église est fraîche, et au beau milieu, un escalier descend dans une crypte.
Là, au milieu des cierges allumés, une vierge noire, richement habillée, des centaines de fleurs à ses pieds, illumine la crypte sombre de sa présence.
Je la regarde et ma tête se met à tourner.
J'ai à ce moment-là une intime conviction, comme une vision : bientôt, je tiendrai dans mes bras mon enfant noire. Je le sais.
Et comme pour remercier cette icône noire de la force de la révélation qui vient de m'étreindre, je lui allume un cierge, tandis que mes larmes coulent lentement.

J'aime la vie, j'aime rire, j'aime les vacances, les balades à cheval et les sorties entre copains… Mais il me manque quand même encore un tout petit quelque chose...



5 commentaires:

  1. Ou la laje suis seule chez moi et suis juste eécroulée de rire. .. j'ai dû m'y prendre en plusieurs fois pour arriver à la fin de la lecture. .. purée j'aime rire mais ça faisait longtemps que je n'avais pas eu un fou rire pareil ! Le chien s'inquiète entre 3 larmes... et un pipi pas à la culotte rassurés toi... J ai fini.
    je t ai jamais raconté ma vierges je ais plus si elle était noire mais elle était fleuri avec des poireaux dans un bar un peu chelou à Madrid... seule fille avec 3 mecs pétés de rire....
    ah merci alors même si moi aussi J attends mes 2 vierges noires encore... tu m as fais un énorme bien.
    Gros bisous à toi

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    1. Ben je t'avoue que j'ai eu moi-même un fou rire en écrivant et me remémorant cette aventure !
      Tant mieux si cela t'a fait du bien, c'est -aussi- fait pour ça ;-)
      Bises !

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    2. Un bien fou !!!!!!!!!!! tu peux pas imaginer....
      Merci de nous faire du bien, tu devrais être remboursée par la sécu !!!!!!!!!!!!!
      Bises

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  2. Qu'est ce que j'ai pu rire !!!! Merci

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