5 juin 2014

81 - Petits meurtres entre époux...

Nous refaisons donc équipe avec madame Marvel des services sociaux du département pour ce deuxième agrément.
Les premiers entretiens au Conseil Général se passent bien. Plus de jambes qui tremblent, plus (trop) de gaffes, moins d'engueulades entre Julien et moi : c'est une affaire qui roule.
Des vieux routards de l'adoption.

Nous en arrivons au jour où madame Marvel doit venir visiter la maison.
Sans tomber dans l'obsessionnelle désinfection hautement javellisée du premier agrément, nous procédons tout de même à un bon récurage (maison et enfant), puis nous filons déjeuner chez mes parents, histoire de ne rien salir à la maison.

Flore, bien sûr, a été préparée à cette visite : Nous lui avons bien expliqué la situation, l'enjeu (sans trop lui mettre la pression), nous l'avons bien brossée dans le sens du poil pour qu'elle soit de bon poil (justement), et elle a fini par conclure que ouais, elle aimerait bien avoir une petite sœur.
C'est un bon début.

Après le déjeuner, nous retournons à la maison, un peu en avance, mais madame Marvel nous a devancés, et nous attend devant le portail.
Flore l'aperçoit et soudain, court vers elle bras levés en lui criant:
- Madame Marvel, Madame Marvel, je veux un petit frère !

Ben qu'est ce qui lui prend ?
Déjà, elle nous avait dit qu'elle voulait une sœur.
Et puis, ça donne l'impression qu'on l'a conditionnée à mort pour qu'elle fasse l'article.
J'ai comme un mauvais pressentiment.

Mais je suis mauvaise langue. Flore a l'air d'être dans un très bon jour, puisqu'elle sautille, rit, et fait un bisou à madame Marvel.
Finalement, c'est probablement l'angoisse qui me fait m'inquiéter. Je craignais les « TAIS-TOI, MADAME ! », les « NON ! PAS DE BISOU ! » ou encore « J'AIME PAS AVOIR UN FRERE OU UNE SOEUR », mais elle semble bien lunée, et lui ressert même un joyeux "madame Marvel, je veux un petit frère ! T'es d'accord ?".

Je ne sais pas trop ce qu'une enfant de son âge peut comprendre à la situation : Une dame qu'on connaît à peine, qu'on est allée voir deux fois dans un grand bureau vitré, pour qui on fait un ménage de brute, serait en mesure de nous fournir un petit frère ou une petite sœur.
C'est pas simple.

Mais madame Marvel a l'habitude, et explique à notre fille qui elle est et ce qu'elle fait là.
Puis elle nous dit qu'elle est charmée par la spontanéité de notre fille, qui est vraiment adorable.
Chouette !

Nous commençons l'inspection de la maison. Elle l'a déjà visitée, mais veut voir la chambre de Flore, et les possibilités pour un deuxième enfant.

A l'origine, notre maison, c'était deux appartements l'un au-dessus de l'autre. Pour accéder à l'étage, donc, il faut passer par un escalier extérieur en béton un peu ardu pour un enfant.
Pour bien simplifier les choses, Julien propose à madame Marvel :
- Et vous allez voir, Flore sait très bien monter les marches toute seule !

Ben qu'est ce qui lui prend à lui aussi ? Est-ce le moment de faire des expériences nouvelles en mettant l'accent sur une situation qui, avec Flore, peut très vite dégénérer ?

Et bien sûr, pour me donner raison, Flore refuse de lâcher la main de son père et de monter seule l'escalier. Et de façon à ce qu'on comprenne bien, se met en position de combat, tête penchée en arrière, bouche en cul de poule, et entame son beuglement symphonique.

Madame Marvel sursaute (oui, la première fois, c'est assez surprenant), et Julien, qui ne veut pas avoir l'air de céder, insiste.
- Mais si ma poulette, montre à madame Marvel (qui s'en fiche royalement) comme tu montes bien l'escalier toute seule !

Devant les cris qui redoublent, j'attrape ma fille, et dit à Julien de monter faire visiter à madame Marvel, je vais calmer Flore.
En haut de l'escalier, Julien s'aperçoit qu'il a oublié les clés.
Pendant ce temps, Flore m'explique en hurlant qu'elle veut monter les marches à quatre pattes.
Julien me crie d'aller chercher les clés, vite.
J'attrape la Flore sous le bras – je ne peux décemment la laisser toute seule dans l'escalier en béton - qui s'accroche à la rampe.
Constatant que madame Marvel, de là-haut, ne peut pas me voir, je détache la main de ma fille en tapant un bon coup sec dessus.
Bien fait !
Puis je file dans la maison chercher les clés.
Qui ne sont pas rangées à leur place.
Je commence à avoir chaud.
Je finis par les trouver tandis que Flore se calme un peu quand je lui dis que bon, d'accord, tu peux monter les escaliers en rampant, c'est pas grave.

La-haut, nous faisons le tour du propriétaire et redescendons avec Flore qui voudrait sauter les marches quatre à quatre. Je la maintiens (très) fermement par un bras, à dix centimètres du sol.
Ca lui donne l'illusion de voler au-dessus des marches, et elle est contente.
C'est le principal.

Nous nous installons en bas, dans le canapé, madame Marvel dans l'un, et Julien et moi dans l'autre, en face d'elle.
La discussion commence, quand Flore prend son élan et, prenant appui sur l'accoudoir, fait une galipette sur le canapé de madame Marvel.
Et atterrit lourdement les pieds sur ses dossiers.
Julien se marre et commente :
- Elle est drôlement tonique, hein, notre fille !
Ah oui ? Et bien moi aussi, je pense que je ne vais pas tarder à être tonique avec lui, sous peu !

J'empoigne Flore délicatement, sous le regard aigu de l'assistante sociale qui nous dit :
- Oui, il faut bien fixer des limites avec les enfants,
et je la pousse gentiment (mais fermement) dans sa chambre.
Il ne me semble pas approprié de faire une colère, de lui souffler dans le tube en lui demandant de se calmer, alors je prend un ton mielleux tout à fait inhabituel chez moi dans ce genre de circonstance :
- Fais un petit puzzle calmement, ma poulette, d'accord ?
Elle me répond sur le même ton angélique :
- Oui, maman.

Mais à peine suis-je revenue m'asseoir que nous entendons un fracas épouvantable qui nous fait nous dresser en sursaut : Flore vient de balancer son puzzle en bois à travers la chambre. Je me retourne vers madame Marvel et tente de me justifier en lui disant que c'est la première fois que Flore fait cela (et c'est vrai) quand Julien - qui est en pleine forme, lui aussi – me contredit :
- Mais non, elle l'a déjà fait !

Des moments comme ceux-là, où vous vous sentez terriblement seule face à une situation capitale qui vous échappe, vous amèneraient aisément à vous désolidariser des personnes qui, d'habitude, comptent pour vous.

Je lance à mon mari (plus pour longtemps) une oeillade assassine, et retourne pour la énième fois dans la chambre.
Flore est très énervée. Elle veut être avec nous, ce n'est pas une bonne idée, mais franchement, là, à part l'étrangler, je n'entrevois pas de solutions.
Tout peut dégénérer. La situation n'est plus du tout sous contrôle...
Peut-être en effet, est-il préférable qu'elle reste sous nos yeux.
- Bon, allez, viens avec nous, ma chérie, on va parler ensemble.
Toute contente, comme si elle n'attendait que ça, elle rapplique au grand galop, et nous refait dans la foulée un double salto sur les dossiers de madame Marvel.
Pour lui éviter une troisième figure de style, Julien l'attrape et la maintient de force dans ses bras.
Tout parent sait combien les enfants qui ont envie de bouger aiment être maintenus de force.
D'où la nouvelle sirène de pompiers.
Force 10.

Madame Marvel et moi tentons de reprendre notre discussion hachée. Nous haussons un peu la voix pour nous entendre (moi, j'ai l'habitude, notez), tandis que du coin de l'oeil, je vois Flore comprimée dans les bras de Julien.
Plus il la serre, plus elle braille.
Et se débat comme un âne.

C'est l'enfer.
Nous sommes en train de vivre l'enfer !

C'est dans les grands drames que naissent les idées de génie :
- Allez, zou, hop ! C'est l'heure de la sieste, ma poule, je t'emmène au lit ! dis-je d'un ton enjoué que je souhaite motivant.
Madame Marvel approuve d'un sourire, immédiatement coupé par la remarque de Julien :
- Ca ne servira à rien, elle ne va pas dormir !

Je ne peux pas le tuer devant madame Marvel, sinon on n'aura pas notre agrément.
Mais il est possible que je m'y emploie dès après son départ.

Tandis que je recense intérieurement les façons d'assassiner un mari, à mon grand soulagement, Flore s'endort illico, à peine couchée.
Je reviens dans la salle avec un sourire narquois à l'intention de celui que j'avais choisi, avant, comme l'homme avec qui j'avais prévu de partager ma vie (pour le meilleur et pour le pire... mais je ne pensais pas à ce pire-là !). Je me poste devant madame Marvel, et lui assène, dans le calme et le silence revenus :
- Voilà. Elle dort. Ce qui est embêtant, c'est que moi, j'arrive bien à poser des limites à notre fille, mais Julien, lui, il a beaucoup plus de mal !

Prends-toi déjà ça !

J'vous avais dit que ce deuxième agrément engendrait moins de disputes que le premier.
Mais celle qui a suivi le départ de madame Marvel, elle a bien compté pour dix !

D'ailleurs, depuis, Julien et moi, on ne se parle plus.

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