12 mai 2014

73 - La plénière (2)

Oui. On n'en finit jamais avec l'administration.
Les documents originaux du dossier d'adoption de Flore reviennent d'Haïti, convenablement estampillés, sans qu'on comprenne vraiment la signification de ces coups de tampons, ce qui ne manque pas de me questionner sur leur valeur.
Mais quand il faut, il faut.
On devient philosophe, à force.

Nous apportons donc notre dossier tamponné au tribunal de grande instance de notre département, et on attend.
On attend.
On attend.

Vous l'aurez compris, ils ne sont pas pressés.

Et puis un jour, lettre recommandée. Le procureur de la république (la quoi ?) donne un avis défavorable à notre requête de plénière, parce que le consentement spécialement destiné à changer l'adoption simple en adoption plénière est mal rédigé.
Les bras m'en tombent.

Julien et moi nous prenons la nouvelle en pleine poire (ce qui nous permet de nous engueuler un p'tit peu). Le sentiment que j'éprouve à ce moment est terrible. Je me sens illégitime dans ma démarche, non reconnue, en tant que mère, aux yeux de la loi française. C'est violent.
Et je ne suis pas au bout de mes peines.

Nous reprenons le consentement. En effet, il y a une erreur dans la formulation. Il est écrit que les parents biologiques donnent « leur accord pour l'adoption simple devienne pleine et entière. »
Il manque le pronom « que » (je suis sûre que vous ne l'aviez même pas vu !).
Et pour ce petit « que » en moins, on risque de nous refuser la plénière.

Je prends ma plus belle plume, et refais ma demande, expliquant que les documents haïtiens comportent souvent des fautes de frappe, et qu'on voit bien, dans cette formulation, qu'il s'agit d'une simple erreur de grammaire.

Retour du procureur, plusieurs semaines après : nouvel avis défavorable, pour la même raison.
Il ne sait pas lire le français.
Ou il est très mal disposé envers les adoptants.
Quand on voit que la formation pour devenir procureur c'est trois ans d'école nationale de la magistrature après un master de droit, je penche plus nettement pour la dernière solution.

Nous devons donc passer en jugement afin de défendre notre cause. Nous pouvons prendre un avocat (à quels honoraires ?), ou nous défendre tout seuls.
Nous choisissons cette dernière solution.
De toutes façons, on n'a pas le choix, on n'a plus un radis.

Et nous voilà, plusieurs semaines plus tard en plein cœur du TGI, tout propres sur nous, rasé de près (pour Julien), le rouge aux joues (pour moi), propulsés dans une immense salle grise. Au fond, une rangée de fenêtres diffuse une lumière éblouissante. Le temps que notre vue s'adapte, et nous découvrons, devant les fenêtres, face à nous, sur une estrade qui fait 1m50 de hauteur, quatre personnes attablées, mine sévère, qui nous toisent de toute leur hauteur physique et juridique.

A leur gauche, debout, appuyé de tout son poids à la barre, le procureur, tel un vautour.

J'ai un mouvement de recul. Julien m'attrape la main. J'ai du mal à ne pas trembler. Je déglutis sans cesse.
C'est tout simplement terrifiant :
Nous venons ici pour une affaire de famille. Nous avons passé des mois à monter sérieusement des dossiers, nous avons eu des entretiens avec des partenaires sociaux, des médecins, des psychologues, notre maison a été passée au peigne fin, des enquêtes ont été faites sur notre compte en banque, notre métier, notre moralité, et nous voilà rabaissés et humiliés comme des malfrats dans une salle où la mise en scène est accablante et l'ambiance malveillante.
Simplement parce que nous voulons ce qu'il y a de mieux pour la protection juridique de notre enfant.

Je ravale ma colère, qui est mauvaise conseillère, et me prépare à faire mon laïus pour défendre mon dossier.

C'est d'abord au procureur de parler. Comme nous nous y attendions, il démonte notre demande, reprenant les termes des avis qu'il nous a envoyés. Sa voix est forte, il est sûr de lui, son ton est implacable, il pose sur nous un œil accusateur.

La magistrate qui semble être la chef des quatre du milieu prend alors la parole. Elle va dans le sens du procureur. Son ton à elle est carrément suspicieux.
J'essaie de ne pas me laisser démonter, mais je suis anéantie. Je tourne la tête vers Julien. Il me paraît tout petit, debout derrière la barre où nous sommes, face aux juges. Mais il me lance un coup d'oeil encourageant.

Comment cela se fait-il ? Pourquoi d'un coup je suis portée par quelque chose de plus fort que la colère et la peur, pourquoi me vient en tête la première photo que j'ai reçue de Flore, son sourire, ses petites mains croisées sur sa poitrine, la première fois que je l'ai vue en vrai à l'orphelinat, et puis ses toutouyoutous, ses éclats de rire dans la piscine, ses "homaaard"...
Je prends une grande bolée d'air, et je me lance.

- Notre procédure a été longue, nous avons été patients, mais nous avons toujours mis un point d'honneur à ce que tout soit toujours fait dans les règles.
Notre dossier est reparti deux fois en Haïti pour nous conformer à la loi, il est complet et le consentement éclairé lui-même a été reconnu comme officiel par un tribunal de Port-au-Prince.
Ce sont de véritables documents, mais ils ont été faits en Haïti, où l'on écrit encore à la machine à écrire, où les fautes de frappe sont courantes, où le copier/coller n'est pas encore coutume.
Je suis enseignante, spécialisée en français. Il est évident pour toute personne maîtrisant la langue française que la phrase qui pose problème comporte juste une faute de frappe.
L'omission d'un tout petit pronom peut-il suffire pour nous refuser la protection juridique la plus complète pour notre enfant ?

Je débite mon blabla sans fléchir. D'une voix assurée. Avec toutes les inflexions de conviction dont je suis capable. Sans mâcher mes mots, mais avec bienveillance.
Je dis ce que j'ai à dire.

Le procureur se tient bien droit.
La juge principale me toise toujours de haut.
Mais les trois autres magistrats (personne ne s'est présenté, nous ne savons donc pas qui sont toutes ces personnes) se remuent sur leur chaise. L'une d'elle prend la parole :
- Oui, je relis le consentement. Madame a raison. Il est évident que c'est une simple faute de frappe.
La juge se retourne vers elle, prête à mordre.
Les autres s'y mettent.
- Oui, oui, il manque juste le mot « que », c'est une évidence.

La juge se lève, regarde le procureur, son dernier allié.
- Nous allons statuer et vous ferons part de notre décision dans deux mois.

Dans deux mois ? Mais enfin, de combien de temps faut-il disposer pour ce genre d'affaire ?

Je ne peux me retenir, et juste avant de quitter la salle, je rajoute :
- Au fait, nous avons eu connaissance que d'autres adoptants ayant la même formulation erronée sur leur consentement, ont obtenu l'adoption plénière.

Le procureur me regarde. Je distingue un léger amusement au fond de ses yeux.
- Ah ? Il y a donc un précédent.
Je souris.
Julien aussi.
Pas la juge.

Nous sortons, tournant le dos à la justice française.

Deux mois plus tard, nous avons notre plénière.

8 commentaires:

  1. Par deux fois, pour l'adoption de mes filles j'ai eu affaire avec la justice de mon pays. J'ai été traumatisée par la façon dont ma famille a été traitée. Le manque d'humanité et de compétence étaient criants. C'est à cette occasion que j'ai découvert que la devise de mon pays Liberté, Egalité, Fraternité était veine. Bises à ta famille. La maman des Tornades

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    1. C'est fou tout de même qu'on soit confrontés à de telles situations. Car nous avons été nombreux à subir tout cela !
      Bises aux tornades et à toi ;-)

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  2. ben dis donc Sophie, ils ne vous ont rien epargne! je ne me souvenais pas que ca avait ete si dur pour la pleniere de Flore! si j'avais du me retrouver dans la meme situation (mais seule dans mon cas!), face a ces regards suspicieux et durs, je ne sais vraiment pas si j'aurais su nous défendre! heureusement pour moi, la pleniere s'est passee sans aucun pb (juste que ca a pris 18 mois je crois!!)... bises

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    1. Ca a été difficile aussi pour Val et Bruna qui dépendaient du même TGI que nous, avec un procureur et une juge particulièrement réfractaires à l'adoption.
      Bon ça s'est arrangé, mais quel stress.
      Pour ce qui est de se défendre, je suis comme tous les grands timides : il y a des fois où je trouve en moi des ressources insoupçonnées et que je me laisse aller, comme si j'avais dépassé une espèce de limite. En fait, c'est ce que j'ai ressenti.
      Bises

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  3. Que c'est dur ce que l'on vous a fait vivre, pour qu'enfin, votre puce soit bien protégée...Et reconnue pleinement par les "instances suprêmes"! Quelle inhumanité parfois chez certaines personnes qui au contraire,devraient, plus que d'autres, avoir le coeur et l'esprit ouverts!!! Je vous admire...Et je confirme au fond de moi que la force de l'amour est la plus forte! Bisous!

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    1. Je ne pense pas, en effet, que l'administration et la justice qui devrait être celle des Hommes soient un tant soit peu humanistes, comme tu dis.
      Bisous

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