1 avr. 2014

56 - Mattéo

Je passe du temps dans la salle informatique à envoyer des mails à mes amies adoptantes, et surtout à ma famille.
La salle, surchauffée, est le domaine privilégié des moustiques, attirés par l'électricité statique qui y est concentrée.
Ils sont minuscules, on les voit à peine, mais ce sont d'insatiables voraces ! Sur les conseils que mon médecin nous avait donnés avant de partir, je m'habille de blanc, jambes et manches longues (et ça maintient au chaud, aussi !), pour éviter qu'il y a ait trop de tentation à nu. Mais à l'évidence, le tissu ne les arrête pas : les monstres se tapent goulûment la cloche sur mes jambes qui n'ont plus de jambes que le nom, pauvres poteaux gonflés et marbrés de points rouges, chauds et douloureux. (parce qu'en plus, je fais de la rétention d'eau).
Les moustiques, ici, c'est l'enfer ! Je les hais !
Comme je ne vais pas me badigeonner de Baygon, je ne stationne que le strict minimum dans la salle informatique, et toutes façons, j'ai mieux à faire.

Nous décidons d'aller voir les enfants de la maison des grands, où j'ai quelques photos à prendre.
L'orphelinat est scindé en deux parties : celle des petits, où se trouvent Flore et tous les enfants de moins de deux ans, et la maison des grands, où se trouvent tous les autres. La bâtisse qui accueille les grands est à l'autre bout du hameau, et nous en profitons pour nous promener dans les environs.
Flore est ravie de voir les petits cochons noirs qui se baladent en liberté dans les rues (enfin, je dis les rues, ce sont plutôt des chemins de cailloux et de pierres concassées), et fouillent avec leur groin les tas de déchets qu'ils trouvent un peu partout.

Nous arrivons. Un portail vert pâle garde l'entrée du bâtiment. Dans l'interstice sous le portail, des dizaines de petites mains vont et viennent, cherchant à attirer notre attention, et on aperçoit quelques bouts de nez. Ca crie, ça piaille, et quand le vigile ouvre le portail, une nuée de petites bonnes femmes et bonshommes nous saute dessus en riant.

Les bénévoles en choisissent une vingtaine pour aller faire une promenade. Enfermés à longueur de temps entre les quatre hauts murs de la cour, les enfants n'attendent que cela. Ils sortent une ou deux fois par semaine, à tour de rôle.
Nous emmenons donc avec nous une petite troupe d'enfants entre deux ans et demi et quinze ans.
Je constate tout de suite une solidarité qui se met en place dans le groupe : les plus âgés s'organisent pour encadrer les plus jeunes, leur donnent la main, les relèvent s'ils tombent, les mouchent, leur expliquent.
Quand je pense au mal de chien que j'ai à faire garder le rang à mes élèves, à régler les conflits et les bagarres de la cour de récréation, je me dis qu'ils pourraient en prendre de la graine !

Julien a autour de lui une nuée de gosses. Il n'a pas assez de bras pour tous, alors ils s'agrippent à sa chemise. Les seuls hommes que ces gamins voient sont les vigiles qui surveillent en permanence leur maison et leur cour. Je ne suis pas sûre que ces hommes aient le temps de leur parler, de leur tenir la main et de leur faire des bisous !

Parmi les enfants, il y a Mattéo. Aux yeux vifs, mais tristes. Ce regard grave, que Flore aussi a très souvent, je le retrouve chez beaucoup d'enfants, ici. Il cache une histoire et des sentiments que nous ne pouvons même pas imaginer. Il alterne avec le pétillement insouciant qu'ont tous les enfants du monde au fond des yeux, quand ils dansent, qu'ils jouent à chat ou à cache-cache. Mais quand les jeux sont finis, c'est toujours ce regard grave qui revient.
Dans la cour de récréation de mon village près de Paris, jamais je n'ai vu un tel regard.
Je ne dois pas l'oublier.

L'histoire de Mattéo est invraisemblable. Mattéo a été adopté par Françoise et Didier, des Belges que je connais bien. Quinze jours avant que nous n'arrivions, leur procédure terminée, ils sont venus le chercher. Alors qu'ils étaient en Haïti, faisant connaissance avec leur enfant, commençant à tisser des liens forts avec ce petit garçon de trois ans, une loi est passée en Belgique, exigeant un nouveau document pour les dossiers d'adoption que bien sûr, les parents de Mattéo n'avaient pas.
Sans ce papier, on ne les a pas autorisés à ramener Mattéo, et Françoise et Didier ont dû rentrer en Belgique, sans lui.
Après dix jours passés à construire le départ de leur nouvelle vie ensemble.

Effondrés, aidés de Dixie, ils ont tout tenté. En vain. Ils ont dû partir, laissant derrière eux un petit bonhomme meurtri, sans pouvoir même lui dire quand ils reviendraient.
Quelqu'un s'est-il posé la question, dans les administrations, de savoir comment cet enfant allait vivre ce nouvel abandon ? Car comment faire entendre à un enfant qui a déjà été abandonné la certitude qu'on va revenir ? Pourquoi Mattéo ferait-il plus confiance à ces parents-là qu'aux parents biologiques qui ne sont jamais revenus ?

Je ne suis pas dans la tête de Mattéo, mais je vois ses grands yeux noirs qui nous détaillent avidement : Peut-être lui rappelons-nous son papa et sa maman qu'il a entrevus quelques semaines plus tôt.
Et je partage la colère que je sens derrière son regard.

Mais une bonne fée a entendu ma colère, et la fin de la promenade nous apporte une bonne nouvelle : De retour à l'orphelinat, Dixie nous apprend que le gouvernement Belge vient d'accorder une dérogation aux parents de Mattéo, et qu'ils vont pouvoir revenir le chercher. Le souci, c'est qu'il va être difficile pour eux de prendre un nouveau congé professionnel, que les vols sont rares et très chers (surtout pris au dernier moment, comme ça), et que des soucis familiaux les retiennent chez eux.

Germe alors dans mon esprit une petite idée, que je garde secrète pour l'instant, pour ne donner de faux espoirs à personne. Mais à l'autre bout du monde, là-bas, à Bruxelles, une autre maman a la même petite idée.
Qui s'avèrera être une grande idée.

Car c'est ainsi que, trois jours plus tard, nous reprenons le 4x4 vers Toussaint Louverture pour rentrer à Paris, Flore, Julien, moi et... Mattéo.

5 commentaires:

  1. oh puree !!! :o))))
    tu me fais pleurer, tiens !
    Sylvie

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  2. Oulala je n'en perds pas une miette de votre aventure, périple j'avais envie de dire.. et j'ai très hâte de connaitre la suite de l'histoire de Mathéo...

    Beaucoup de questions, je me demande quand a eu lieu votre voyage ?? Nous sommes en attente de partir pour la période de 15 jours de socialisation et en vous lisant, je panique un peu voire beaucoup !!!

    Merci de nous faire découvrir votre expérience, qui nous permettra d'appréhender au mieux notre voyage prochain.

    Merci et bises à vous 3

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    1. Merci Chris, de nous suivre assidûment !
      En fait, ce sont mes souvenirs que je raconte... Et ils datent de 9 ans !
      Depuis, Flore est à la maison, c'est une grande fille de 10 ans. Et elle a même une petite soeur qui vient aussi d'Haïti, et qui, elle, a vécu le séisme de janvier 2010 ! Là aussi, c'est un sacré périple, que je raconterai ensuite.

      Vous adoptez en Haïti aussi ? La procédure a beaucoup changé. Certaines choses restent les mêmes, mais je pense que maintenant, les procédures sont un peu plus simples, et vous allez être pris en charge probablement plus efficacement que nous par les administrations.

      Ne paniquez pas, vous allez faire un voyage inoubliable, je vous l'assure ;-)
      Vous avez adopté une fille ou un garçon ? De quel âge ?
      Bises !

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    2. Je vous envoie un petit message en privé.

      Christelle Perez

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