79 - Qui c'est qui commande, ici ?

Oui, nous avons envie d'un deuxième enfant.

Bien évidemment, nous n'avons aucune illusion de parvenir à le faire sous la couette (et, je dirais maintenant, quelle importance...), alors nous replongeons avec délice (et patience surtout) dans les méandres des services sociaux français pour un nouvel agrément.

Oui, nous sommes obligés de refaire un agrément, car la situation a changé (nous avons maintenant un enfant), et nous aussi, probablement.
Comme toujours quand on se lance dans une procédure d'adoption (et je pense que c'est pour tous pareil), il y a au début une pointe d'énervement de devoir tant se justifier et tout recommencer.
L'avantage, c'est qu'on connaît le circuit : visites aux services sociaux (qui ont déménagé. La première fois qu'on y va, Julien et moi, plutôt confiants : Pif, on se perd ! D'où notre première dispute de la procédure !), entretiens, dossiers (on nous fait grâce du pré-dossier et du film surper 8. Ca, c'est pour les débutants) et tout le toutim.

Ca avance, nos dossiers sont nickels (et pour cause : des années d'entraînement), nos arguments bétons, notre motivation à la hauteur de la réussite de notre première expérience : Franchement, adopter un enfant, c'est une fabuleuse aventure : légitime si l'on veut bien la percevoir comme une simple autre filiation ; naturelle si l'on pense à l'amour qu'on porte à son enfant adopté et à la construction que l'on veut donner à son chemin, en tout point pareils que si vous l'aviez porté.

Nous voguons donc vers le deuxième agrément avec sérénité, même si une dernière épreuve nous guette... Mais pas tout de suite.

En attendant, Flore continue à s'épanouir.

Elle est belle, câline, intelligente, caractérielle et se trimballe toujours une humeur de chien.

A tel point qu'elle ne se fait pas toujours bien juger par les autres. Ce qui m'embête un peu. Mais en même temps, elle le cherche aussi.

Les « Mi, non mi ! » et « Plé, non plé ! » sont en passe de disparaître puisque son langage s'améliore bigrement depuis qu'elle a intégré l'école maternelle. Nécessité fait loi : Julien et moi traduisions ses 'ney, 'quette, 'mi et 'plé avec attendrissement. Elle n'avait donc aucune raison de faire des efforts. 

En revanche, dans la jungle de la cour de récréation, si tu ne t'exprimes pas selon le code commun, c'est simple, on ne te comprend pas du tout et tu te retrouves comme une pomme toute seule à côté du bac à sable.
Autant dire que les progrès ont été fulgurants, et quelques jours après la rentrée, Flore parlait comme vous et moi.
Si.
La bourrique.

Mais, quelquefois, par nostalgie - et un peu d'angoisse aussi - je me plais à regretter le bon vieux temps où l'on pouvait se méprendre sur le sens profond de ses onomatopées.

Par exemple, dans la rue.

Comme tous les petits, Flore attire les gens, qui viennent la bisouiller, se penchent, la prennent dans leur bras, lui caressent les cheveux, lui appuient sur son petit bout de nez...
Et tout ça, Flore, elle n'aime pas. Et ne l'envoie pas dire.
- Non. Va-t-en !
Ou :
- Arrête !
Ou bien :
- J'aime pas les bisous.
Ou encore:
- Berk ! (en s'essuyant frénétiquement la joue)
Là, c'est sûr, pas d'équivoque, les gens comprennent bien ce qu'elle a voulu dire.
Et apprécient aussi.

Sans compter que moi, je ne sais plus où me mettre. Parfois, on tombe sur des gens compréhensifs, et parfois, non. Je me prends quelques réflexions bien senties, et, mortifiée, tente de mettre en pratique les principes que j'avais par paquets... avant d'avoir un enfant.
- Mais enfin, Flore, dis bonjour, voyons !
- NON !
- Laissez-là, ce n'est pas grave ! (compréhensif)
- Ah oui, franchement, ce n'est pas agréable ! (moins...).

Il y a même des fois où c'est carrément humiliant.

Flore, 39°5, très amorphe dans la salle d'attente du médecin, jusqu'à ce qu'une gentille mamie s'en inquiète :
- Pauvre petite nénette, ça va ?
(ben non, si ça allait, je ne serais pas chez le médecin)
- Oui, oui, merci, madame.
- TAIS-TOI, MADAME !
- Flore, reste calme s'il te plaît.
- NON !
(Je commence à avoir de la fièvre, moi aussi).
- Excusez-la, madame, d'habitude, elle n'est pas comme ça (menteuse !).
- Ce n'est pas grave, elle est toute mignonne ! Hein, ma petite, ça va aller !
- NON ! ARRETE DE ME PARLER !

Ouh la la ! Je sens qu'elle est bien partie ! La fièvre qui la rendait atone a tourné vinaigre.
Je prie en secret Saint Hippocrate que le médecin vienne vite nous chercher, et à mon grand soulagement (je le referai, tiens), il arrive (le médecin, hein, pas Hippocrate !) et me délivre de mon désarroi.

Même si elle est en phase affreux jojo, je sais que chez le médecin, Flore se tient toujours bien et se laisse faire (la force de l'habitude).
Mais aujourd'hui, elle a décidé d'innover, et à peine entrée dans le cabinet se met à brailler comme un cochon qu'on saigne.

J'expose tant bien que mal ses symptômes.
- Alors elle a de la fièvre et a vomi...
- Pardon ?
- ELLE A VOMI...
- AH ! ET ?
- ET ELLE SE PLAINT DE LA GORGE...
- DE LA GORGE ?
- OUI, DE LA GORGE !
- BON, ON VA L'AUSCULTER...

Je déshabille ma fille et la couche sur la table d'auscultation, et tandis que le médecin s'approche, sourire diplomatique aux lèvres, vlà qu'elle se met à faire du pédalo à toute vitesse pour le repousser.

J'en peux plus.

Mais je me ressaisis, et ne voyant pas d'autres solutions que de la plaquer comme un ballon de rugby sur la table, je m'aplatis de tout mon long sur elle.
Une réminiscence des années à regarder le tournoi des cinq nations à la télévision avec mon père, peut-être.
Du coup, c'est moi qui ai l'air d'une folle, soit, mais au moins, elle ne peut plus ni bouger, ni brailler !

J'lui ai coupé le sifflet !

Le médecin reprend son stéthoscope, me pousse un peu pour ausculter ma fille, et me dit :
- Rassurez moi, madame, ce n'est pas elle qui commande à la maison !

Non... Non... Bien sûr que non...