23 janv. 2014

31 - L'attribution, suite


Dès que je récupère un peu de sens commun, j'appelle Julien à son boulot. Entre deux sanglots, je tente de lui dire. Je bafouille, ça ne sort pas comme d'habitude, j'ai du mal à ordonner mes pensées, je pleure. Il ne comprend rien, s'affole, croit que le chat s'est fait écraser.

Je respire un grand coup, pour me calmer, et prononce quelques mots en désordre, incapable de faire une phrase.
Il comprend alors, et là, c'est lui qui ne dit plus un mot. Pendant cinq minutes, comme des cloches, on pleure tous les deux à chaque bout du fil.

- Comment elle est, comment elle est ? Finit-il par me dire.
- Je ne sais pas. Elle est belle, très belle. Je t'envoie les photos par mail.
Julien travaille dans un labo photo. Alors il développe les quatre photographies que nous venons de recevoir de notre fille en plusieurs milliers d'exemplaires. Ou presque.

Parce qu'avec la première photo, celle que j'ai prise en pleine poire en ouvrant mon mail, il y en a trois autres. Apprêtée, vêtue d'une robe très chabala (mais c'est la plus belle robe que j'aie jamais vue de ma vie), coiffée (comment ont-ils pu tirer les trois petits cheveux qu'elle a sur la tête pour lui faire une coiffure afro ? Ca fait limite peur !), elle est adossée au mur, trop petite pour tenir toute seule assise.
Elle a quatre mois sur la première photo, six mois sur les autres. Elle est très frêle. Mais très tonique.
Ca se voit.
Et se confirmera par la suite !

J'appelle mes parents, les parents de Julien, ma sœur. Tout le monde rapplique (après avoir bien flippé en entendant ma voix incohérente au bout du fil ). Mon neveu de cinq ans prend peur en me voyant : J'ai du mascara jusqu'au menton.
Tout le monde s'extasie devant la petite poupette. Pour eux aussi, ce doit être surréaliste – je ne sais pas comment dire.

Tout comme le chat qui observe de loin l'étrange réunion familiale autour de l'ordinateur (il a quitté mon giron dès les premières manifestations de mon trouble, comme tout bon chat qui se respecte), je perçois ma famille avec un mélange de tendresse et de détachement.
Enfermée dans la bulle qui vient de se créer entre mon enfant et moi, je ressens les choses différemment, tous mes sentiments, mes sensations, mes certitudes ont pris une autre place en moi, décalés ou remisés par l'arrivée brutale d'un élément majeur nouveau.

Curieux, hein ? Je ne peux pas la toucher, je ne peux pas la sentir, je ne peux pas l'entendre, et pourtant, ma fille existe bien et a pris une réalité fondamentale dans ma tête et dans mon cœur.


Dans le mail d'attribution que je parviens finalement à lire, Dixie m'annonce joyeusement à grand renforts de gifs animés représentant des bébés (ce qui a dû me mettre la puce à l'oreille la première fois que j'ai fait défiler le mail), que nous sommes les parents d'une jolie petite fille de 7 mois.
Elle s'appelle Yveline, mais Julien et moi avons déjà décidé de l'appeler Flore (je reparlerai de ce sujet sensible qu'est le changement de prénom des enfants adoptés).

Elle nous envoie les copies des documents la concernant :
analyses médicales, bilans sanguins, bilan psychomoteur, histoire sociale.

Je déchiffre avidement ces documents comme un roman à suspense.

La psychologue note la constitution chétive de Flore et l'apparence de sa peau qui révèle une carence nutritionnelle sévère.
Le reste semble normal : préhension, réflexes de succion, visuels et auditifs... Elle garde peu la position assise, mais roule bien sur elle même. Cette dernière remarque m'éclate, j'imagine un bidibule ou un culbuto vivant.


Son langage est correct... Quel langage ? Elle n'a que quatre mois !
Sauf que si : à quatre mois, un enfant se doit d'émettre des gazouillis.

Et Flore gazouille !
On a un génie !

Les prises de sang sont nettement moins bonnes. Flore a un taux de globules rouges tellement bas que ça m'affole, et un taux de globules blancs inversement proportionnel. Elle est très petite, frêle, et nettement en dessous de la norme de poids.
Mais Dixie nous informe que chez les enfants proposés à l'adoption, il est fréquent qu'il y ait des retards psychologiques (pas la nôtre, puisqu'elle gazouille), de croissance, et des anomalies sanguines. Ce sont rarement des signes de gravité.
Juste les manifestations d'une importante carence qu'il faudra combler.

Cette remarque me rend triste.
Quel départ dans la vie.
Je prends conscience d'une des (nombreuses) spécificités de l'adoption. Un enfant adopté est un enfant comme un autre.

Et en même temps, non.

Pour le rapport social, c'est bien sûr une histoire compliquée, qui explique comment un homme et une femme en arrivent à abandonner leur enfant. Comment ce si petit enfant a survécu à la malnutrition, à la violence, à la pauvreté. Pour certains, je sais, cela relève d'une sacrée volonté de vivre !

Je tente de prendre du recul, car toutes ces informations sont très douloureuses à encaisser. Nous avons sous les yeux le roman de la misère d'un monde.


- Bien sûr, madame Marvel, on ne fait pas de l'humanitaire quand on adopte. Mais il m'est impossible de rester insensible au drame insondable qui a précédé le bonheur de fonder notre famille.





14 commentaires:

  1. Dans toute cette avalanche d'émotion, j'adore le coup du chat et celui du génie parce que ta fille gazouille!

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  2. oui, oui... des petits clins d'œil drôle entre deux, tout de même ;-)

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  3. Heureusement, ça vous a permis de tenir pendant toute cette aventure.

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  4. oh lala penses à ta fille!! c'est ça vie là que tu mets en scan, SON histoire!!

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    1. Tu as raison Ernestine. j'ai retiré le scan. Je l'avais mis car il n'y avait que des bilans positifs, et j'ai barré les éléments trop personnels, mais bon, si cela te choque, cela pourrait en choquer d'autres, alors je le retire. Merci de ton avis ;-)

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    2. qu'elle arrive vite ta puce!!!

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  5. Des articles toujours plein d'émotions, je suis sûre que tu pourrais en faire un livre!

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  6. Bien d'accord avec Cleophis, chaque épisode a sa dose d'émotion, sa pincée d'humour aussi... J'adore toujours autant! Et j'ai hâte, chaque soir, de venir lire le dernier posté! <3 Je respire au gré de tes propres émotions, mon coeur palpite au fur et à mesure de ma lecture, tes sentiments d'amour pour ce belle petite me serrent le coeur de bonheur pour vous tous... Vivement demain...

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    1. Je sais que tu es une fidèle parmi les fidèles, Evelyne... Et que ta sensibilité est à fleur de peau... Alors merci encore pour tes lectures, tes votes ;-) et tes commentaires !

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  7. Trop dur, y'a pas de post ce soir, dit la fille qui n'a pas alimenté son blog depuis..... au moins 3 semaines....

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    1. ;-) Merci Juliette... Ma fille aînée, celle dont je raconte l'histoire, va subir une petite opération chirurgicale vendredi... Tu comprendras qu'en ce moment, j'ai d'autres priorités... Mais il y a un post en préparation... Qui devrait arriver dans la journée ;-)
      Merci de ta fidélité !

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  8. Beaucoup d'émotions, j'ai pleuré de joie avec vous ! Plein de gros bisous

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