2 - Entre 19h et 20h30

Comment en sommes-nous arrivés là ?
C'est classique, je dirai même banal.

Je me suis occupée de ta carrière, j'ai monté une association écolo qui m'a pris beaucoup de temps, je suis sortie avec quelques (nombre indéterminé) amoureux, je suis partie en vacances, j'ai fait de nombreuses soirées avec les copines...
Et un jour, je me suis aperçue que le temps passait un peu vite et que la rigolade, c'est (vraiment) bien, mais qu'il était temps de construire un peu ma vie. Et songer à avoir un enfant.

Voilà, j'avais bien vécu, j'étais prête.

Oui, sauf que ça ne marche pas comme ça. Enfin, pas pour tout le monde.

Dans notre société où l'on a tout tout de suite, déjà, rien que d'attendre la fin d'un cycle pour être fixée, c'est énervant.
Mais on n'a pas le choix, et il vaut mieux prendre son mal en patience, parce que personne ne peut avoir la maîtrise sur les mystères du corps humain.
Enfin, pas complètement.


Mais ce n'est pas faute de bien se focaliser sur le problème (c'est peut-être d'ailleurs là que le bât blesse) : En couple depuis quelques années, tout se passe bien, sauf que sur le dossier procréation, ça coince.

Quand je disais que personne n'avait la main sur mon corps, ce n'est pas tout à fait vrai, et l'on nous fait miroiter que la science peut beaucoup pour nous.
C'est ainsi que je prends rendez-vous chez mon gynécologue, pour qu'on étudie la question.

Commence alors une dure épreuve pour le couple, notamment pour l’épanouissement de notre vie sexuelle :

-« Allô, chéri, 13^ème jour, le taux d’oestrogène est au top, on déclenche, prépare-toi !

- Ce soir ? Mais j’ai une réunion !

- Annule ! Mon gynéco dit entre 19 heures et 20h30 ! C’est là qu'on a le plus de chances !

- Merde ! Ça m’arrange pas !

Dans l’après midi, après ma piqûre de déclenchement faite par une infirmière DE (parce que dans les fesses, cette piqûre-là, toute seule, j'y arrive pas), je m’enfile un litre d’eau pétillante pour alcaliniser mes fluides, ce qui devrait permettre aux spermatozoïdes de voguer jusqu’à leur objectif sans risque d'être désintégrés .

A 18h45, Julien arrive sur les chapeaux de roues. Si on fait vite, il pourra repartir juste après à sa réunion.

A 19 heures, on ferme les portes à clé ; il ne faudrait pas que quelqu’un débarque à l’improviste ; ce serait difficile de lui expliquer :

- Excuse-nous, ce soir, notre mission est de nous reproduire entre 19h et 20h30 !

On éteint les lumières pour faire croire qu'on est absent.

Puis, on prend la pose !

Du grand romantisme !

Julien n'ose pas me toucher : la poitrine gonflée à bloc à cause des hormones et le ventre tendu à cause de l’eau gazeuse. j'ai le sentiment d'avoir un corps bovin : plantureux, avec des mamelles bien pleines.

Je ne sais plus où j'ai lu que c’était mieux de jouir en même temps. Alors on s’attend, on fait durer le plaisir, on se taquine :

- Bon ben ça y est, là, je peux y aller ?

On se dit des mots doux :

- Et il était de combien, ton taux, cette fois-ci ?

Je termine la séance les pattes en l’air contre le mur ; ce n’est pas le médecin qui l’a dit, c’est une idée à moi pour faciliter la route aux spermatozoïdes. Comme ça, ils ont une descente plutôt qu'une montée !

Dans Barton Finch, la nana après l'amour fait quelques exercices de yoga sensés faciliter la prise. Alors je me fais en prime quelques respirations abdominales en soufflant par le nez comme un bœuf tandis que Julien se rhabille pour sa réunion.

Une fois ce tendre moment passé, il ne faut pas oublier de prendre ¼ d’aspirine pour bien vasculariser la paroi utérine.
Et le comprimé de progestérone.

Du grand romantisme, je vous dis !