10 oct. 2014

Le voyage de Julien (suite)


Tous les soirs, par mail ou messagerie, Julien me raconte son quotidien avec Alexandra. Il n'en perd pas une miette. Il profite.
Moi, depuis la France, je m'en veux et me morfonds de ne pas être avec eux, mais tente de n'en rien montrer à Flore qui n'a pas à payer mes états d'âme.
Je vis la rencontre par procuration. C'est douloureux, mais c'était inévitable.

La signature du document se déroule dans le bureau d'un juge de la banlieue de Port-au-Prince. Il est 10 heures du matin. En chemin, la responsable des dossiers à l'orphelinat s'arrête devant une drôle de cahute, et s'achète un plat local, ressemblant à des tripes, qu'elle mange en se justifiant : elle n'a pas eu le temps de prendre de petit déjeuner.
Un peu écoeurés, Julien et les autres adoptants se concentrent sur la route. Ils arrivent enfin devant une maison basse. Un long couloir les mène à une pièce de 20m2, avec pour tout meuble un bureau. Des cartons et des papiers en vrac jonchent le sol, jusqu'au plafond. La responsable de l'orphelinat explique au juge présent que Julien est seul, mais qu'il a une procuration de son épouse. Julien retient sa respiration : normalement, nous devrions être tous les deux à signer ce papier. Nous avons pris un risque. Réfléchi, mais un risque tout de même. Le juge prend la procuration, et fait signe à Julien que tout va bien. Tandis qu'il signe, la responsable prend une photo. Au cas où le document se perde, on a une preuve.
L'autre famille signe aussi.


En un quart d'heure, c'est réglé. Vingt-quatre heures d'avion, mille deux cents euros de billet, dix jours de torture à préparer la séparation d'avec ton enfant pour un quart d'heure de procédure !
Nous avons pourtant donné procuration à un avocat haïtien, dont c'est le rôle. Mais ce n'est pas ce que veulent les administrations. 
 
Nous nous sentons à la merci de chacun des caprices d'un nouveau gestionnaire.
Une joyeuse plaisanterie.

A l'orphelinat, Alexandra l'attend. Pour faire quelques petits circuits. Elle est moins inquiète, s'habitue au rythme. Elle sait qu'après chaque sieste, et chaque nuit, Julien revient.

Lui, souffre un peu de la chaleur. En fait, un problème avec la réserve d'eau leur interdit de prendre plus d'une douche par semaine. 

Une nuit qu'il a trop chaud et ne peut pas dormir, il sort et marche pour se détendre avec la fraîcheur de la nuit dans la cour protégée par de hauts murs. Le groupe électrogène fonctionne à fond, faisant un boucan infernal. Il s'aperçoit alors que le gigantesque appareil est situé juste sous les fenêtres du dortoir. Là où dort Alexandra. Aucun bruit ne parvient de là-haut : les enfants dorment, insensibles à bruit, à la différence de température entre le jour et la nuit, aux rats qui courent partout.

Le lendemain matin, ils sont réveillés à cinq heures par des hurlements qui percent les premières lueurs du jour. Tout l'orphelinat, du personnel aux enfants, s'éveille en panique, se demandant d'où provient ce tumulte. Dans la maison d'à côté, on saigne un cochon. Le pauvre s'égosille pendant dix longues minutes, puis le calme revient. Certains enfants se rendorment. D'autres commencent leur longue journée de vie en communauté. Julien se lève. Il a hâte d'être avec Alexandra.

Quand Julien arrive dans le dortoir, les nounous haïtiennes se sont mis en tête de faire une nouvelle coiffure à Alexandra pour qu'il puisse nous rapporter de belles photos de notre fille. La petite est couchée à plat ventre sur les genoux de l'une d'elles, bras et jambes ballants de part et d'autre. La nounou empoigne sa tignasse sans ménagement. Puis se met à faire des raies avec ses ongles, droites comme des autoroutes ! Un savoir-faire impressionnant. Puis elle tresse, tresse, tresse, en tirant énergiquement sur les petits frisottis. Nous, à la place des enfants, on pleurerait de douleur toutes les larmes de notre corps. Mais Alexandra, elle, se laisse faire nonchalamment puis s'endort sur les genoux malgré son cuir chevelu distendu à la tractopelle.
Une heure après, elle a sur la tête des dizaines de petites nattes retenues par des élastiques colorés.

C'est bientôt Noël, et Julien a du mal à ressentir l'ébullition qui précède toujours les fêtes. Il y a pourtant un sapin décoré à l'orphelinat, mais un sapin avec de la fausse neige dans un pays où il fait 40°, ça ne fait pas raccord.
Un après-midi, les bénévoles décident de faire des sablés de Noël. Julien et Alexandra sont embauchés. Elle montre un réel plaisir à malaxer la pâte et à décorer les gâteaux avec du beurre sucré coloré. 
Au passage, Pas besoin de faire fondre le beurre au micro-onde, il suffit juste de le sortir deux secondes du frigo !

Alexandra rit tout le temps, heureuse de découvrir tout ce qu'il est possible de faire en dehors de son dortoir et de la terrasse. Elle trempe ses petits doigts dans le beurre sucré, dans la pâte, et goûte à tout, en demandant à Julien :
- Aya ?
Ce qui veut sûrement dire : « Tu ne goûtes pas, toi ? »

D'ailleurs, Julien constate qu'Alexandra mange et boit tout le temps. Ce qui est révélateur d'un besoin de compensation. De même que sa joie de vivre et son constant besoin de plaire.
Elle a développé des stratégies pour survivre, en attirant l'attention.
Et en se faisant aimer.

La veille de reprendre l'avion pour Paris, Julien attache au poignet d'Alexandra un petit bracelet que j'ai choisi pour elle et lui explique :
- Ce bracelet, c'est le lien entre toi et nous. J'ai le même, ta sœur a le même, ta maman aussi. Je vais repartir, mais nous viendrons bientôt te chercher pour réunir nos quatre petits bracelets. Je te promets. Nous viendrons bientôt te chercher.


Elle le regarde gravement et fait tourner son bracelet sur son poignet. Julien voit à ses yeux qu'elle comprend. Elle se blottit contre lui, en regardant la photo sur laquelle une dame et une petite fille ont le même bracelet qu'elle.

Le jour du départ, les adoptants qui étaient en même temps que Julien vivent un moment difficile. Alors qu'ils disent au revoir à leur fils, celui-ci comprend que ses parents vont partir, se met à hurler et court se cacher sous son lit en pleurant. Les parents sont dévastés. Ils essaient de le prendre, mais il n'y a rien à faire. Il y a tant de souffrance chez cet garçon qui sait ce qu'est l'abandon : il ne veut pas leur dire « au revoir ». Dans sa petite tête d'enfant de deux ans, « au revoir » ça peut tout aussi bien signifier « adieu » !

Julien est tranquille. Alexandra très calme. Il lui parle sans cesse. Lui promet qu'il reviendra. Lui montre leurs bracelets. La nounou d'Alexandra lui traduit en créole. Alexandra est grave, mais souriante. Julien l'embrasse une dernière fois, puis descend dans la cour pour monter dans la voiture qui l'emportera vers l'aéroport.

Il lève les yeux vers la terrasse du premier étage.
Alexandra est là, derrière les barreaux. Elle a été chercher la première carte que Julien lui a donnée, et de sa petite main qui tient fermement la carte, lui fait coucou.
Julien sait qu'elle sait qu'il reviendra.
Elle le regarde avec ses yeux si vifs.
Et elle lui sourit.


6 commentaires:

  1. Style fluide qui donne plaisir à suivre ces " aventures ". Le sujet est déjà prenant par lui même mais ton écriture fait qu'on passe d'un évènement à l'autre avec un intérêt suivi.

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  2. La terrasse , les barreaux ......
    Cette image , je l'ai gravée en moi
    Merci pour ton récit qui ranime tant de souvenirs
    Bises des Toulousaines

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    1. Oui, ça remue des souvenirs, et cela restera toujours gravé en nous ;-)
      Bises à vous deux !

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  3. Mêmes souvenirs. Même si je n'ai pas pu me retenir : je me cachais dans les toilettes de l'aéroport pour pleurer. Mon voisin dans l'avion ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Grâce à mon ainée qui m'attendait, j'ai arrêter de pleurer. Mais l'image de mon bébé droite et stoïque, me tenant la main en me raccompagnant à la voiture reste gravée... Cat (aussi, devine laquelle)

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