23 avr. 2014

63 - L'ascabiol

Voilà que quelques semaines après notre retour d'Haïti, je me paye une grattouille terrible sous la poitrine.
Flore, de son côté, a des petits boutons entre les doigts, et je soupçonne qu'elle et moi ayons rapporté la gale.

L'idée de petites bêtes qui se construisent des galeries sous notre peau me rend presque dingue, et je prends rendez-vous dans la foulée avec un dermatologue proche de chez moi.
Il m'ausculte, puis ma fille, pour me dire que selon lui, ce n'est pas la gale : une allergie pour moi, et pour Flore, des problèmes de peau fréquents sur « la race noire » .
Je ne suis pas sûre d'avoir correctement entendu. Il ne me semblait pas qu'il existait des races chez l'espèce humaine, mais je n'ose pas le lui dire, tellement abasourdie par ce que je viens d'entendre.
Il nous prescrit chacune une pommade, continuant dans la foulée, en regardant dédaigneusement les mains de ma fille, par « chez les humains, par contre, la gale se manifeste par... » Je n'écoute pas la suite, me demandant s'il classe bien ma fille dans la catégorie des êtres humains.
Je n'en suis pas sûre.

Estomaquée, je paye (et pas en monnaie de singe) et m'enfuis vite de cet endroit nauséabond.
Je dois le revoir après quinze jours de traitement : Il peut toujours attendre !

Avec ce premier contact avec le racisme ordinaire (quoi que pas si ordinaire que ça...), je me mets à réfléchir à cent à l'heure, dans la voiture qui nous ramène à la maison. Je ne pensais pas y être confrontée si vite. En fait, je ne pensais pas y être jamais confrontée. C'est tellement hors de ma considération que cela m'en rend naïve. Bon, eh bien voilà, mon innocence a été violée d'un coup d'un seul, et ça me déchire les tripes.
Mais autant me préparer, maintenant que l'hymen est percé.

Je regarde Flore, et suis mortifiée de ce qu'elle va avoir à vivre un jour concernant sa couleur de peau.
Au-delà de me préparer, moi, à parer / contrer / répondre à / éviter... ces attaques (je ne sais pas encore ce qui est le mieux), c'est elle que je dois préparer.
Pour l'instant, je me dis qu'il vaut mieux éviter les nuisibles, j'ai tout de même un peu de temps pour affiner ma réflexion avant que Flore ne soit suffisamment socialisée pour y faire face.

En plus, son traitement est inefficace, et nous prenons rendez-vous à Necker en dermatologie infantile.
Necker. 
Grand hôpital. 
Grand moment, aussi.

Pour commencer, il n'y a pas de places pour nous garer.
Puis, nous ne trouvons pas l'accueil, passage obligé pour récupérer les étiquettes d'identification.
Puis nous flippons à l'écoute des explications pour accéder au pavillon de dermatologie infantile, surtout quand la préposée nous assène qu'il faut faire très attention à un endroit, de ne surtout pas prendre le couloir de droite mais celui de gauche et de ne pas nous tromper d'ascenseur.
Puis, évidemment, nous prenons le mauvais couloir (était-ce celui de droite ou de gauche qu'il ne fallait surtout par emprunter ?), et nous nous perdons dans les méandres des couloirs, cours internes, et ascenseurs de cet hôpital tentaculaire.
Comme nous sommes un peu juste niveau temps, nous sommes en panique, et nous courons en nous engueulant, Julien et moi, bringuebalant Flore sous un bras et les sacs, les dossiers, les couches de rechange... sous l'autre.

Nous finissons tout de même par arriver au deuxième étage du service, où une caissière mollassonne enregistre notre présence et nous demande le document d'admission.
Le document d'admission.
Nous n'avons pas le document d'admission.
Comment a-t-on pu oublier le document d'admission.
Il-faut-retourner-le-chercher-à-l'accueil-Madame-sinon-le-médecin-ne-vous-recevra-pas.
Julien démarre en trombe, et d'emblée se trompe de direction. Craignant de ne plus jamais le revoir de ma vie, je le rappelle illico.
Je m'arme de mon sourire le plus persuasif, et explique tout à la dame : le stationnement, l'accueil, les errances désespérantes dans les couloirs, les engueulades... et, face à mes yeux qui se remplissent de larmes, mes joues cramoisies et les gouttes de sueur qui perlent sur mon nez, elle accepte gentiment.
- Allez, vous irez me le chercher après la consultation.
Il sera toujours temps après l'auscultation de trouver une carte IGN des lieux.

Une heure plus tard, le médecin nous reçoit. Nous lui expliquons la situation. Il me demande de lui montrer mes boutons. Mais comme sa lampe-loupe a grillé (pauvre hôpital public), il me propose de me rapprocher de la fenêtre, il y verra mieux à la lumière du jour. Plantée devant les grands carreaux, je soulève mes vêtements, et lui montre mes seins, siège des petits boutons. Sauf qu'au passage, tous les gugusses qui zonent dans la cour deux étages plus bas s'en prennent plein la vue aussi !
Allez, tant pis, de toute façon, je ne les reverrai jamais, et avec un peu de chance, ils mourront perdus dans les couloirs de l'hôpital.

Côté diagnostic, rien n'est sûr. Ca ressemble vaguement à des boutons de gale, tout comme les mains de Flore, mais pour en être certains, il faudrait faire des prélèvements et des analyses longues et complexes.
Autant traiter directement et rapidement, parce que si c'est bien la gale, ça se propage très vite et c'est très contagieux.

Nous emportons donc avec nous l'ordonnance d'un traitement de cheval, longue de trois pages. Jamais vu une telle prescription.
Va falloir être attentifs dans notre lecture et dans son application.

Nous devons être bénis des dieux, car nous retrouvons la sortie de Necker, puis notre voiture avec une facilité presque suspecte.

Le traitement, c'est de l'ascabiol. Liquide insecticide jaunâtre un peu épais avec lequel oindre toute la famille en respectant un protocole alambiqué.

Chacun sait que les femmes sont les plus courageuses, je me lance donc la première, encouragée par Julien qui y va de son « non, non, vas y ma chérie, tu as mieux compris la procédure du traitement que moi.» 
Facile.

Selon le dermatologue de Necker, il est préférable de se faire aider pour s'enduire bien partout. Julien attrape donc le pinceau et la bouteille, tandis que je commence par me récurer au Septivon (le Cif ammoniacal de la dermatologie). Je ne dois pas me sécher, et me faire enduire immédiatement après la douche. Julien passe la première couche de produit en se marrant (il ne perd rien pour attendre).
Il faut insister dans les plis, et les zones peu accessibles ! Mmmm ! Quel pied le passé de pinceau dans les plis du bas des fesses.

U
ne fois ointe, je dois attendre un quart d'heure afin que cela sèche ! Je reste donc comme une pomme toute seule debout dans ma baignoire, avec des démangeaisons de la mort.
Pendant ce temps, ne perdant pas un instant, Julien court à droite et à gauche pour défaire les housses de coussins, la couette, les draps, les couvertures, les rideaux, le tapis, les vêtements, les housses de siège auto, les chaussures, les chaussettes, les douillettes... Tout ce qui peut se laver à plus de 60° part dans les machines à laver de nos familles et amis proches (parce que ça fait un paquet de lessives), le reste se retrouve dans des sacs poubelle remplis d'insecticide (Baygon, le retour).

Au bout d'un quart d'heure où je me suis bien pelée dans ma salle de bain, je peux enfin prendre ma douche, pour me faire enduire une deuxième fois. Même combat qu'à la première couche, sauf qu'avec l'entraînement, ça va plus vite.
Cette fois-ci, on ne rince pas. On reste oint, on sèche au vent, et on se rhabille.
Les démangeaisons s'atténuent un peu, mais c'est franchement désagréable de mettre des vêtements propres sur une peau bardée de lubrifiant anti-sarcopte. 

Au tour de Julien, héhé !
Désinfection au Cif ammoniacal, et vas-y que je te badigeonne le bonhomme avec délectation.
Ca râle, ça râle, d'autant que lui n'a aucun bouton, et qu'il ne voit pas l'intérêt de s'en mettre partout, et surtout... Hum ! Hum !
Là où ça pourrait porter préjudice à sa virilité.
Moi, on m'a dit tous les plis, je fais tous les plis !

Et ça le démange, et ça pue, et c'est pas bientôt fini ?
- Non, mon chéri, ça fait à peine trois minutes !
- Ca y est, ça fait un quart d'heure ?
- Non, mon chéri, à peine quatre minutes !
Ca va être long d'aller jusqu'à quinze !
Soudain, hurlements ! Ca le brûle ! Dans un endroit que la pudeur m'oblige de taire. Sur le coup, je me demande s'il ne va pas se rincer, se rhabiller et aller direct à Necker casser la figure au dermatologue.
Prise de pitié, je lui accorde une réduction de peine et au bout de dix minutes, il se rince et je passe la dernière couche. Il admet que, l'expérience aidant, ça paraît moins toxique la deuxième fois que la première.

C'est très drôle : on est un peu jaunes, on colle, on pue, mais on doit persévérer 24 heures sans se laver si on veut que ça serve à quelque chose.

C'est au tour de Flore. Son traitement est allégé par rapport au nôtre, elle n'a droit qu'à un seul passage de pinceau et le garde moins longtemps. Le souci, c'est qu'il faut lui emmailloter les mains car elle ne doit sous aucun prétexte mettre ses doigts pleins de produit à la bouche. Voilà notre petite nénette fraîchement débarquée d'Haïti qui se retrouve avec des parents qui s'égarent en beuglant dans des couloirs sombres, montrent leurs seins aux fenêtres, se badigeonnent le zizi en jaune, la lavent au pinceau qui pue et lui enferment les mains dans du velcro.
Franchement, ça ferait pas un bon film super 8 que le Conseil Général pourrait passer aux futurs adoptants, ça ?

Bref. Pendant ce temps, les machines tournent à bloc, il y a du linge et des sacs poubelle partout, nous louons un Kärcher pour le sol, nous lessivons tous les endroits qui auraient pu être en contact avec les parasites, nous javellisons les valises et sacs de voyage, il ne nous manque que de nous raser la tête pour ressembler à Monsieur Propre.
Au citron.
Jaune.

Au total, trente-six machines auront désinfecté tout notre linge pendant plusieurs jours, alors que j'apprends par une amie médecin qui elle aussi est revenue des tropiques avec les mêmes grattouillis sous les seins que moi que ce n'était probablement qu'une simple allergie à la sueur.

14 commentaires:

  1. Et le document d'admission? ;) S.

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    1. Je ne me souviens plus de ce que nous avons fait. Peut-être qu'il est passé à l'as... hihihihi!

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  2. Oh mon dieu je suis mdrrrrr mais je compatis quand même !! ^^

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  3. Ben il y vont pas de main morte avec le traitement...
    On a eu droit à la gale aussi mais on a "juste" dû passer notre petite Constance au SPREGAL 2 fois....ça a fait bizarre de lui passer du spray d'une grande bombe sur tout le corps...et évidement laver la literie mais c'est tout...(c'était au Sénégal) - et aucun de nous ne l'a attrapé. Sinon vous êtes tombés sur un vrai con lors de votre première consultation, à peine croyable....

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    1. Oui, franchement, ça a été une épreuve... Mais au moins, on a un super souvenir, hihihihi!

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  4. hihihi, excuse moi Sophie mais je n'ai pas pu m'empecher d'avoir un fou rire !!! excellent:-))

    je me souviens de ce c... de dermato, tu avais du nous en parler a l'époque... c'est violent ce genre de propos!... heureusement c'est qd meme pas si courant que ca (en tous cas je n'ai pas souvent ete confrontee a une telle bêtise).

    bisous
    Eliane

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    1. J'ai bien ri en le récrivant aussi. Une histoire de fous ! ;-)
      Concernant le dermato, ça a été la première et la dernière fois que j'ai été confrontée à des propos aussi violents. Mais maintenant, si ça arrivait, je suis armée ;-) Et Flore aussi.
      Bises

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  5. Bonjour! Oh que je connais bien le service dermato de Necker... Pour notre petit Mattéo qui se grattait comme un fou, deux médecins avaient diagnostiqué avec grande certitude une mastocytose, mais quand j'ai appris qu'une petite copine d'orphelinat rentrée juste avant Mattéo avait la gale... je suis partie chez Necker pour un diagnostic fiable... Jamais ils ne nous ont dit si c'était la gale , ce n'était pas la mastocytose non plus pour eux (mais très probablement les suites d'une gale). Alors depuis nous savons que notre fils est le seul et unique cas répertorié de mastocygale, qui heureusement se soigne toute seule (il faut juste avoir vu 5 médecins 3 fois)
    Aline (qui suit toutes vos aventures avec délice, que de points communs avec nous!!)

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    1. Bonsoir Aline, j'ai bien ri avec la mastocygale ;-)
      J'ai l'impression qu'à Necker, même s'ils sont excellents dans d'autres domaines, ils ne sont pas vraiment spécialistes pour les maladies de peau tropicales.
      Merci de me suivre et d'apprécier nos aventures (et ce n'est pas fini...) :-D

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    2. Sarah aussi se grattait enormement, jusqu'au sang a certains endroits, et j'ai aussi donne dans pas mal de dermatos:-)) Je n'ai pas fait Necker! mais par contre l'institut Pasteur (specialises dans les maladies tropicales). Le medecin m'a dit qu'il y avait "peut-etre un reste de gale" mais pas sur, que de ttes facons si c'etait le cas, c'etait fini, et surtout une peau tres tres tres sèche! donc apres ca, on s'est contente de mettre des tonnes de cremes super hydratantes a ma poulette, ce qui a fini par ameliorer la situation!

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    3. A savoir, donc, qu'il vaut mieux aller à l'Institut Pasteur qu'à Necker pour les enfants qui viennent d'arriver !
      Merci du tuyau et bises

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  6. C'est un peu tard maintenant pour écrire à l'ordre des dermatos (j'sais même pas si cela existe ???) mais il l'aurait bien mérité !
    Merci pour le fou rire !

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  7. Tu racontes exactement ce qu'un copain, il y a bien longtemps, m'avait expliqué à propos du traitement anti gale !... C'est carrément distrayant quand on n'est pas concerné ! Ils ressemblaient à des personnes atteintes de jaunisse (genre Simpson !)... qui plus est, tout gras ! Et ont effectivement du tout laver dans la maison !
    Son couple en était bien atteint par contre et, pendant plusieurs jours, ils ont fait des jeux de mots en essayant d'inclure " gale " dans leurs phrases... Parlant de France Gall... mais aussi de France Galles, etc...

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