14 mars 2014

48 - Flore

La différence de luminosité entre l'extérieur et l'intérieur m'aveugle momentanément.
Comme un animal sauvage en danger, j'adapte ma vue aussi vite que possible.
Je distingue des formes humaines floues un peu partout dans une pièce longue et sombre. Sur ma droite, une femme se lève. C'est Dixie. Je m'approche d'elle.
Instinctivement, mes yeux sont attirés
au fond de la pièce. Une toute petite fille est assise sur les genoux d'une jeune femme.
Mon cœur bat la chamade. Est-ce que cette minuscule enfant est vraiment ma Flore ?
Dans la capharnaüm que sont mes pensées, je parviens à extraire un peu de bienséance pour aller d'abord dire bonjour à Dixie. Elle sait qu'elle n'est pas la priorité du moment, et me pousse gentiment vers le fond de la salle.

Là, assise toute droite, apprêtée, coiffée, la petite fille me regarde de ses immenses yeux noirs.
Je m'avance lentement vers elle.
Je perds conscience de ce qui nous entoure.
Je ne vois plus qu'elle.
J'ai devant moi la plus belle chose que la terre ait jamais porté :
Mon bébé. Mon enfant. Ma Flore.

Je m'approche en lui souriant timidement, je tends mes mains. Ses yeux insondables me dévisagent gravement. Je la prends dans mes bras avec douceur. Elle est si frêle, si petite, si délicate. Elle ne dit rien. Se laisse faire sans rien donner, mais sans me repousser non plus.
Monte un besoin vital de l'embrasser et de la serrer fort fort fort, mais je sens qu'il faut que j'attende encore. Un peu.
Je dois l'apprivoiser avec douceur.
Moi, j'ai le sentiment de l'avoir toujours connue. Mais elle, sait-elle seulement qui je suis ?
J'entends son souffle, et par moments, de petits sanglots retenus.
Je pose un baiser léger sur sa tempe et lui murmure des mots, comme des caresses :
- Oh ! bonjour mon bébé, tu es belle, tu es si belle. Mon petit amour. Oh ! mon bébé ! Je suis là pour toi ! Mon bébé. Tu es si belle.

Les pleurs et les rires des autres enfants restés là-haut lui font tourner la tête. Puis elle revient à ma voix en posant à nouveau ses grands yeux noirs sur moi.
Toujours grave, elle ne fait aucun geste. Puis, au bout d'un moment, lève une de ses mains et la pose sur mon bras. Je la sens à peine, mais elle irradie une chaleur douce dans tout mon corps.

Julien s'avance et lui parle à son tour. Il y a peu d'hommes à l'orphelinat : un grand barbu blanc à la voix grave, elle n'a jamais vu. Elle sanglote un peu plus, mais le regarde droit dans les yeux. Il n'ose la prendre. Plus tard, plus tard, me chuchote-t-il, me laissant avec sa gentillesse habituelle le privilège du premier contact avec notre fille.

Tout doit se bousculer dans sa tête : Que comprend-elle ? Elle a seize mois, et a vécu déjà tellement de choses dans cette toute petite vie...
Je suis surprise par son attitude grave, par sa si petite taille (les photos sont trompeuses), par sa légèreté. Par ses yeux noirs invraisemblables qui m'observent si intensément.

Je la tiens, contre moi. Lui répète les mêmes mots. Elle pose sa deuxième main sur mon autre bras, ses yeux dans les miens.
A deux, nous nous blottissons dans la brèche que le temps nous accorde, vraie parenthèse d'amour sublime.

Il n'est pas donné à toutes les mères de faire ainsi la connaissance de leur enfant.

Oui. J'ai porté Flore dans mon coeur pendant de longs mois, et sa venue dans mon monde est le plus beau jour de ma vie.

23 commentaires:

  1. pas la peine de dire que je pleure... C'est génial!!!!!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Chou... Si j'ai réussi à faire passer le centième des émotions que j'ai ressenti ce jour-là, c'est gagné ;-)

      Supprimer
  2. :C'est vraiment poignant!c'est magnifique! tu mériterais d'être éditée !!!!!! S.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Sylvie. Ca a été un moment tellement magique.
      Et merci aussi pour ta fidélité ;-)

      Supprimer
  3. je retiens et ploussoie particulierement ta phrase : ' Il n'est pas donné à toutes les mères de faire ainsi la connaissance de leur enfant' et je la cosigne si tu veux bien.
    merci pour ce magnifique partage.
    des bises et des yeux embués
    Sylvie

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cosigne, Sylvie, sans problème ! Je ne suis pas la seule maman adoptante ;-)
      J'aime l'idée que mon récit soit universel ;-)
      Et si je pouvais compiler toutes les expériences de toutes les mamans adoptantes lors de la rencontre avec leur enfant, ça ferait un sacré beau recueil !

      Supprimer
  4. Je me souviens de l'instant où mon "grand" s'est assis sur moi, de l'instant où la nurse a mis notre bébé dans les bras de mon homme. J'ai lu avidemment ton récit, dans quelques semaines, ce sera notre tour à nouveau.

    Vivre ce moment où l'instant d'avant ne compte pas, celui d'après non plus, où toute cette attente s'engouffre dans un présent intense. Savoir que ces premières rencontres sont les prémisses du plus merveilleux : porter son enfant dans son dos, le masser, croquer ses orteils, respirer son cou le soir au dodo, le sentir se blottir, prendre un bain ensemble...

    Merci de ton partage.

    Kara

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et merci de ta lecture, Kara, et de ton témoignage.
      Tu pars bientôt chercher ton enfant ? Où ? Quand ? (remarque, "quand" n'est une question pour les adoptants ;-)
      Tiens moi au courant !
      A bientôt

      Supprimer
    2. En Ethiopie, quand? dans quelques semaines ou mois, on veut penser en semaine.
      Dernière aventure, troisième enfant.
      Et enfin arrêter de vivre en pensant aux échéances.

      Supprimer
    3. Tu as raison, vivre sans plus penser aux échéances... Tes deux aînés viennent d'où ?
      J'ai maintenant mes deux filles avec moi (la deuxième a vécu le séisme en Haïti... Imagine CES échéances-là. D'ailleurs, ce sera la suite de mon récit!), et je suis heureuse que les procédures soient terminées !
      Je croise les doigts pour que tu puisses compter en semaine, et que la rencontre soit proche.
      N'oublie pas de me tenir au courant ;-)

      Supprimer
  5. ouh la la So, j'ai les larmes aux yeux! que d'émotion! Tu racontes tellement bien:-)) je suis d'accord, il faudrait t'editer.... Je retrouve tant d'images grace a ton recit... ce qui m'a frappee aussi lors de notre rencontre, et pourtant d'autres adoptants partis avant moi me l'avaient dit, c'est de voir ma poupette si petite, une toute petite crevette, beaucoup plus petite que je me l'etais imaginee en voyant les photos. Et comme Flore, un regard noir et grave. J'avais du attendre plusieurs heures, quand on s'etait retrouvees seules toutes les deux dans notre chambre, pour entendre le son de sa voix. J'etais moi aussi toute intimidee devant "ma fille", c'etait tellement extraordinaire de pouvoir prononcer ces mots qui devenaient enfin réalité...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Moi aussi, Eliane, c'est une des premières choses qui m'a frappée : j'avais trouvé Flore si petite et légère par rapport aux photos !
      Tu as raison, nous étions presque intimidées par nos enfants...
      Merci pour tes encouragements !

      Supprimer
  6. et moi j'ai eu le droit au regard fuyant, à l'alternance de câlins tout en retenu et de très grosses colères pendant une semaine non stop, elle criait toute sa peur, disait maman en dormant, pour finalement au septième jour se mettre à répéter en boucle maman maman sur sa chaise haute en éclatant de rire :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je me souviens que Lilou avait de la fièvre aussi, ça a dû la perturber beaucoup !
      Mais bon, elle s'est vite rattrapée après ;-)

      Supprimer
  7. c'est là que l'ion s'aperçoit que l'on ne devient pas forcément maman en portant son enfant... Non, on le devient surtout en le rêvant au fil des updates, pour certaines, échographies pour d'autres... Un enfant que l'on rêve au fil des mois, et des jours.... et enfin cette rencontre qui laisse des souvenirs uniques!!! Votre histoire est belle, la tienne celle de Julien celle de Flore et ses fils ténus qui se sont projetés à travers l'espace et le temps. Merci pour ce partage bouleversant.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je pense qu'il y a plusieurs façons de devenir maman. Chacune le ressent probablement à un moment donné ou un autre. Certaines sont déjà maman lors de leur grossesse, d'autres après, d'autres au moment de l'attribution, ou au moment de la rencontre, ou encore ensuite...
      Je sais aussi qu'il y en a qui ne deviennent jamais maman malgré leurs enfants : quelle tristesse ! :-(
      Merci à toi pour ta fidélité :-)

      Supprimer
  8. quand avec Eliane vous parlez de timidité avec son enfant, moi j'ai eu le choc de prendre conscience que au fil des mois j'étais devenu maman d'une enfant qu'en réalité je ne connaissais pas physiquement et comme vous surprise de la petite taille, etc. sans doute proche de la psychologie de l'enfant rêvé/l'enfant réel dans l'accouchement MAIS surtout de m'apercevoir que ma fille elle ne me connaissait pas du tout et que tout était à faire, cette il y avait une conscience chez elle qu'il se passait quelque chose d'EXTRA ORDINAIRE, grâce à la préparation de GLA (elle ne se comportait pas du tout comme avec une bénévole à qui elle aurait largement sourie). Je n'ai eu aucune question ou peur sur mes sentiments de maman, en revanche j'ai eu peur que Lilou ne m'aime pas :-( Bon tout cela renforcé pas sa semaine de colère. Une semaine après toutes mes peurs se sont envolées. 7 jours pour s'adopter.

    RépondreSupprimer
  9. Ah Benh bravo, maintenant, j'ai la gorges toute serrée.... Et comment, je vais faire, moi maintenant pour dormir alors que je sais que je vais me repasser ma rencontre avec ma princesse en boucle.....

    RépondreSupprimer
  10. C'est tellement ça... merci Sophie.

    RépondreSupprimer
  11. touchant poignant !! et pour tout public : magnifique témoignage pour les personnes comme nous qui sont passées par ce moment magique, toutes celles qui attendent dans l'espoir ...., et toutes celles qui n'imaginent pas ce que peut représenter cette rencontre tellement magique "comme dirait mon fils : tu m'as choisi maman et moi je t'ai choisie on a de la chance nous !!!" bisousssssssssssss

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Karine. Je suis contente que mon récit fasse écho chez les parents adoptants (et les autres parents aussi, d'ailleurs!). Ton fils a eu une très belle phrase ! Et il a raison : quelle chance !
      Bises.

      Supprimer
  12. Cela reste un moment inoubliable ❤️
    Bises Lolo

    RépondreSupprimer

un p'tit commentaire ?