11 mars 2014

47 - La route vers l'orphelinat

Ma nuit est peuplée d'obsessions . Epuisée, je plonge dans un sommeil haché d'images qui me hantent. L'avion, la nuit, Spirou, les cocottes minute, les tap-tap, les tôles, les cafards.
Tout à la fois, en toile de fond, j'entr'aperçois un bébé marron qui me regarde intensément.

Je frissonne. La climatisation est si forte que j'ai froid ! Dans un pays où il fait 40°, c'est le pompon !


A cinq heures du matin, il fait grand'jour ! Les chants d'animaux (indéterminés) reprennent d'un coup, comme si on venait de tourner un bouton les y autorisant.


Douche prise et valises bouclées, nous filons au bord de la piscine prendre le petit déjeuner. Impossible pour moi de profiter du luxe : Je ne parviens pas à faire taire cette petite voix tout au fond qui me dit que c'est indécent.

Le directeur du Visa Lodge vient prendre le café avec nous. C'est un français, qui est heureux d'accueillir des compatriotes (à mon avis, il doit en voir souvent, des adoptants français). Il nous raconte sa vie. C'est intéressant, mais j'ai du mal, à quelques heures de rencontrer ma fille, à me concentrer sur autre chose.


Je sens mon cœur battre. J'ai des décharges d'adrénaline qui se rapprochent de plus en plus.
Comme des contractions !

Alors je commence ma cure : j'ai apporté deux tubes pleins d'
ignatia, ces petits granules homéopathiques censés calmer. Je ne sais pas si là, ça va marcher, mais je m'en envoie cinq derrière le gosier toutes les demi-heure. Nous attendons le chauffeur de l'orphelinat, qui sera accompagné de Fabienne, une amie adoptante, venue en Haïti faire du bénévolat dans la crèche en attendant que la procédure d'adoption de son fils soit terminée.

Nous montons dans l'énorme 4x4 de la crèche qui va nous mener jusqu'à Pétionville, commune située sur une vaste colline de la banlieue ouest de Port-au-Prince.
La route pour sortir de la capitale est toujours aussi bondée de monde, mais cette fois-ci, sous le cagnard.


« Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil ».

Ce refrain me revient sans cesse. C'est vrai que la plupart des femmes et des hommes que nous voyons sont souriants. Pourtant, la pauvreté est extrême. Violente. Insoutenable.
Est-ce que leur sourire est un indicateur que leur misère est moins pénible ?

Certains sont couchés en travers des trottoirs et dorment à même le sol. D'autres en groupe parlent et rient. Des enfants jouent dans les caniveaux entre les déchets et l'eau croupie. Des vieilles femmes assises derrière un bidon font frire des bananes dans une gamelle sale. Un homme vend des pneus rechapés en pile au milieu d'un terre-plein. De minuscules cahutes de bois sont dressées de guingois. Dessus, sont écrits à la peinture les mots « Banque », ou « change », ou « alimentation ».

Les tap-taps multicolores aux noms incongrus (« Dieu est amour », « merci Jésus », « le fruit de mes efforts », « mon ami, mon frère »…) se croisent, dégueulant de gens agglutinés.

J'imagine le triste bus 91, au départ de Montparnasse, avec des parisiens entassés sur le toit.

J'imagine mon banquier assis avec sa caisse dans les 3m² de la cabane.
J'imagine les enfants de mon école (à qui on fait se laver les mains dès qu'ils touchent une poignée de porte) jouer dans une décharge avec des boîtes de conserve déchiquetées,
J'imagine ma grand-mère vendre des bananes sur le bord de la route.


Sans comprendre pourquoi, je refuse catégoriquement que Julien fasse de photos de ces personnes. Comme si cela allait voler leur dignité.

J'ai déjà rencontré la misère dans certains pays. Pourquoi celle-là me fait-elle si mal ?

Je remplis mes yeux de ces souvenirs incomparables. J'ai l'impression d'être sur une autre planète. Julien me ramène à une réalité plus facile : Notre amie Fabienne va nous filmer : A partir de maintenant, et jusqu'à la rencontre avec notre fille.

Je m'extrais de mes pensées, et me focalise sur mon rôle d'actrice de ma propre histoire en mesurant la chance inouïe qui est la mienne de n'avoir comme préoccupation qu'à encaisser les soubresauts du 4x4 et m'envoyer dans le gosier des granules homéopathiques !

Il y a une dizaine de kilomètres à faire, mais nous mettrons 45 minutes pour y parvenir. Le temps et l'espace ne sont pas les mêmes, en Haïti.
Et puis la route est mauvaise ! Je suis impressionnée par la taille et la profondeur des ornières et des bas-côtés !

Nous arrivons à Pétionville. Plus fraîche, parce que plus boisée, plus riche (enfin, si on peut dire), la ville est colorée et bouillonnante de vie. Pas tout à fait la même qu'à Port-au-Prince.


Julien parle de foot avec Ernst, notre chauffeur. Fabienne nous filme. Je rapproche les prises d'Ignatia. Julien me pique un tube et l'avale presque en entier.

Le temps est suspendu.
Nous rions de tout et de rien.
Fabienne nous demande comment nous envisageons la rencontre avec notre fille. Je n'en sais rien : Moi qui ai pourtant beaucoup d'imagination, je n'ai rien imaginé du tout.

Nous arrivons vers la sortie de Pétionville. Une descente s'amorce, comme je n'ai jamais vu ! C'est là qu'on se rend compte qu'ici, on ne peut conduire autre chose qu'un âne ou un 4x4 : avec une voiture normale, ce serait tout simplement impossible.

La descente est une vraie piste noire ! Une déclivité effroyable ! Avec les bosses !
C'est flippant !


La voiture stoppe devant un portail gigantesque, entourés de hauts murs eux-mêmes surmontés de barbelés.
- C'est là, nous dit simplement Fabienne.
Je sursaute !


Déjà ?
Mais je ne suis pas prête !
Mais...
Je...
Je me mets à trembler de peur...
Pas la même peur que l'avion.
Pas la même peur que l'aéroport.
Pas la même peur que les murs de tôle.


Je ne sais pas de quoi j'ai peur.

Le 4x4 pénètre dans une cour. Je reconnais sur ma gauche, au premier étage, la terrasse que j'ai vue en photo, où les enfants sortent jouer.

Ils sont tous là, collés aux barreaux.
Tous, sauf une.

Qui est ailleurs, quelque part dans l'orphelinat.
Prête.

Je leur fais un petit coucou de la main. Ils me répondent, ils rient, ils crient, ils pleurent. Ils attendent.
Je m'approche de la grande maison, Julien me prend la main.
Je la lui serre, puis la lâche et me mets devant lui.
Je ressens le besoin instinctif d'être seule.

Et, enfermée dans ma bulle, je passe la porte...

6 commentaires:

  1. ouh la la que d'émotions So, les tiennes, les miennes qui se mélangent... J'ai des tas de souvenirs qui remontent de ces moments, apres le passage de la fameuse porte gigantesque... Et en meme temps, des souvenirs flous melanges a d'autres plus precis, car, comme toi, j'etais dans un etat second! tres irréel et en meme temps pourtant beaucoup plus reel que tous les updates recus jusqu'a présent! Merci So pour tous ces souvenirs! la suite, la suite:-))) ca me donne envie d'enfin ecrire aussi ces souvenirs pour ma fille. bizzz Eliane

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  2. Eh bien Eliane si cela te donne l'envie d'écrire ta propre histoire, c'est ma plus belle récompense ;-)
    Et tu me feras lire, hein ?
    Bises

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  3. ... rien... rien à dire, à ajouter ni à commenter ... juste me remémorer ces sentiments, les mêmes que les tiens aux mêmes moments (arrivée à l'aéroport, puis chez un casque bleu qui m'avait hébergé, enfin cette "route" sinueuse jusqu'au FAMEUX PORTAIL...) Je ne sais si c'est ta façon d'écrire, ma sensibilité ou la relation fusionnelle qui me lie à Léa, mais tes récits me font toujours le même effet Sophie ! Pourtant ce voyage je l'ai fait 3 fois (2 fois en tant que bénévole) et la dernière pour ramener notre fille, mais j'ai encore ce frisson d'angoisse, d'impatience, de bonheur, de frustration. J'ai hâte de lire ta rencontre... bisous tout plein

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  4. Benh....., j'ai coché émouvant. No comment, juste wahou ! Et une certaine capacité à nous tenir en haleine....

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  5. Un vrai récit d'accouchement en fait! Cette même peur juste avant la rencontre... ;)

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