18 mars 2014

50 - Une heure d'amour par jour


Après la sieste, Flore se réveille, toujours silencieuse, étonnée et observatrice.

Sans préjuger des règles diététiquement correctes que nous mettrons un point d'honneur à mettre en place à l'avenir, nous la bourrons de boudoirs, après avoir constaté qu'elle adore !
A l'orphelinat, le transfert est immédiat, et, en plus du choc de la rencontre avec ce nouveau monde au climat cocotteminutesque et notre enfant, nous nous retrouvons à tout faire d'un coup d'un seul : les biberons, les changes (j'en reparlerai), bref ! tout le petit quotidien.
Ce qui n'est pas plus mal, au passage, même si on a quelques ratés.

Je joue aussi à la poupée, car j'ai apporté quelques robes, et je la change toutes les cinq minutes. Je sais qu'à Paris, l'automne commence, et nous n'aurons plus jamais l'occasion de les mettre.
Nous sommes là pour une semaine. Il y a l'ultime démarche du visa, que nous devons aller chercher nous-mêmes à l'ambassade de France, mais sinon, le temps est à nous, pour faire connaissance avec notre enfant et le monde qui est encore le sien.

Le monde qui est le sien est bien restreint, d'ailleurs.
Au premier étage, se trouvent les dortoirs.
Dans l'escalier qui y mène, une odeur tenace me prend à la gorge, mélange de nourriture, de sueur et de couches salies. Moi qui suis très sensible aux odeurs, j'ai du mal à faire abstraction et retiens mes hauts-le-coeur.
Mon nez est formaté pour un monde aseptisé où l'eau de javel, le cif ammoniacal et le Narta freshissime nous paraissent sentir meilleur que les odeurs corporelles !
Cela dit, les boîtes d'insecticides que j'aperçois dans tous les coins ne sont pas non plus très naturelles et mélangent leur parfum chimique au reste.
Cela n'empêche pas des cohortes de mouches de se coller à nous. C'est insupportable, mais comme je n'ai pas l'intention de me scotcher une plaque de baygon sur la tête, il faut faire avec.

Une série de pièces contiguës forment le dortoir. Des dizaines de petits lits à barreaux sont disposés dans tous les sens, contre les murs, au milieu des pièces, en hauteur...
Par terre, il faut bien faire attention à ne pas marcher sur un gamin, car il y en a partout.
Certains sont encore dans leur cabane (c'est comme cela qu'on appelle les lits, en créole), attendant timidement qu'on les en sorte. Les plus dégourdis escaladent, se prenant parfois une taloche par les nounous qui n'essaient même plus de faire régner l'ordre dans ce capharnaüm. Tous ont des tee-shirt tachés, des couches trop grandes, la morve au nez, les pieds nus, le visage barbouillé de traînées de bouillie.
Le bruit est assourdissant, beaucoup d'enfants pleurent, d'autres crient. D'autres rient en se bousculant. 

C'est la jungle, c'est vrai, mais ça grouille de vie, de petites mains gourmandes et d'éclats de rire. Il émane de cet endroit une énergie formidable qui soudain me donne envie de rire. Ces enfants sont une grande leçon de vie.

Certaines nounous s'affairent à changer des petits. D'autres ont des fillettes couchées sur leurs genoux et leur font des coiffures afros : je m'y attarde un peu : Elles ont une dextérité incroyable, et empoignent les cheveux des gamines avec une telle force que ça leur étire les traits du visage jusqu'à les faire ressembler à une grenouille à grande bouche.
D'autres nounous dorment : avec la chaleur écrasante, je les comprends.

Arrive la première terrasse attenante aux dortoirs, où les enfants peuvent aller et venir, pour prendre un peu l'air. Il y a quelques jeux, mais surtout la balustrade, où tous les petits s'agglutinent pour regarder au loin, vers les montagnes dénudées, le grand portail d'entrée et les personnes de passage. Beaucoup d'enfants y sont aggripés, les yeux perdus dans le vague, attendant je ne sais quoi. Ou je ne sais qui.

Nous montons sur la terrasse du deuxième étage. Et là, ça me prend aux tripes : une vue panoramique à couper le souffle, avec d'autres montagnes, boisées cette fois-ci, et une vision grand angle des toits de la ville. A nos pieds, les cours de l'orphelinat et des maisons attenantes forment un labyrinthe de cloisons de béton. Des rats crevés gisent au sol. De grands fils tendus retiennent des kilomètres de linge. Des femmes sont assises près de gigantesques marmites dans lesquelles baignent des tricots de corps qu'elles touillent nonchalamment de temps en temps.
Des draps sèchent sur les toits de tôle.
Les bananeraies étalent leur verdure sur de vastes parcelles.
Un arbre qui dépasse les autres émet un cri étrange, habité par une bête aussi inconnue qu'invisible.
C'est étrangement beau. 
La grande terrasse, c'est le lieu où les bénévoles interviennent : Ces jeunes gens, venus principalement des Etats Unis ou du Canada, donnent quelques semaines de leur vie pour aider Dixie à sauver les enfants abandonnés. Chaque jour, ils montent sur la terrasse pour stimuler et câliner les bébés et faire jouer les plus grands, un à un, les sortant une heure chacun de la jungle du dessous.
Qu'il est attendrissant de voir de si petits bébés de quelques mois s'abandonner dans leurs bras, regard immobile, profitant de cet ultime moment d'amour de la journée.
Une heure d'amour par jour...

Les plus grands, c'est à dire ceux qui ont un an, ou deux, mais pas plus de trois, profitent des balançoires, des deux petites piscines gonflables et des nombreux jeux éparpillés.
Comme tous les enfants du monde, ils courent d'un jouet à l'autre, les prennent, les tordent, les piétinent, les mordent, reviennent près de leur bénévole pour demander de l'aide, un câlin, puis repartent chiper la petite voiture au copain.

Flore refuse de jouer. Elle passe des bras de Julien aux miens, comme si sa priorité était de rattraper les heures d'amour perdues. Je la berce et continue de lui parler tout le temps, tout le temps... Je lui dis les mots que j'ai gardés en moi, pour elle, depuis si longtemps. Je lui montre les photos de notre maison, de notre famille, je lui explique tout. Puis je lui donne un livre en tissu. Elle le prend et regarde avec attention les animaux brodés en essayant de les détacher avec ses ongles.

Sa gravité me déstabilise : elle ne dit rien, ne rit pas, ne manifeste rien que cet abandon dans nos bras.
Se retient-elle par peur d'une nouvelle rupture ? On se connaît depuis si peu. Je n'ai pourtant de cesse de lui répéter que nous sommes ensemble pour la vie.

Nous passons la fin de la journée ici, à regarder défiler les bénévoles avec un enfant différent chaque fois. 
Il règne là une paix qui contraste avec les cris des dortoirs.
Une petite fille arrive avec une jeune femme, se balançant d'arrière en avant dans un mouvement suspect, grognant des sons sauvages. Elle est autiste. Elle donne des coups de tête violents dans le ventre de sa bénévole, qui tente de l'apaiser en lui parlant lentement. La petite semble ne rien entendre et continue à grogner.

Flore se retourne et la regarde attentivement. Pendant un moment, je me demande s'il n'existe pas quelque chose entre ces deux enfants du même âge.

Je décide de mettre Flore dans la balançoire. Je la pose avec précaution, comme une petite chose fragile. Puis recule. Elle mesure la distance qui nous sépare, me regarde intensément avec le même air sévère.

A l'autre bout de la terrasse, la petite fille autiste gronde toujours.
Je sais, par les témoignages des bénévoles, que ma fille n'est ni sérieuse, ni coincée, ni autiste.

Alors soudain, j'en ai assez d'être si douce, si retenue, si timorée, et je me jette sur elle pour la chatouiller en la balançant avec vigueur et en riant bien fort.

Le regard noir me dévisage avec étonnement, vacille un peu, et dans la chaleur de cette fin d'après-midi tropicale, ma Flore m'offre son premier et plus merveilleux sourire. 

 

2 commentaires:

  1. C'est vraiment chouette, grace a ta description si precise je revois tous ces lieux, je ressens ces odeurs, je re-entends tous ces bruits, je revois tous les details... Merci Sophie pour cette mémoire! Et sur Flore, je retrouve tellement de Sarah dans les memes instants... Le meme air grave et observateur. Et pas un son, pas une expression, juste cet air serieux d'observation... pendant tres longtemps. Et le premier sourire, et meme eclat de rire, est venu aussi d'une seance de chatouilles, dans l'intimite de la chambre ou nous etions seules toutes les deux... Les sourires se sont alors multiplies mais toujours et seulement quand nous etions toutes les deux seules dans la chambre. Des que nous sortions et que nous nous retrouvions dans le reste de l'orphelinat, Sarah redevenait farouche, souvent apeuree par les moindres bruits, et agrippee a moi de toutes ses forces, petit koala...

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  2. Quel amour, quelle tendresse... Je suis happée par votre rencontre, émotionnellement! Elle me touche au coeur, profondément!

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